jeudi 27 février 2014

La Travée d'Épicure

52 Semaines 
Est un projet en commun créé il y a environ un an avec mon frère Pascal. 
L'une de ses photos, romancée par quelques-uns de mes mots... 



L’autre jour, je buvais un verre avec ce type, sûrement un ami. Le bar ne ressemblait pas à grand-chose. Nous battions les pavés de nos cœurs en sourdine. Nos mots sonnaient juste.
Il me disait :
Nous sommes des gens qui avons le cœur et l'esprit comme ça : on s'emballe,  on s'anime, ça bout à l'intérieur. Du coup, on s’expose. On ne se protège pas bien.
Je lui donnai ma version :
Il faut apprendre à profiter au maximum des montées, sans être trop surpris lorsque les descentes surviennent. Comme toi avec cette fille, quand le voyage n’a pas lieu…
- C’est ça, reprit-il, c'est un concept…

On regardait dans les travées humaines ; ça sentait comme du sucre sur la peau.

En rentrant, je vis les éclats lunaires défier les sombres remous du fleuve. La nuit enveloppe toujours nos mots insuffisants, un langage qui ne trompe pas. Le bon moment pour poser les questions :

Deviendra-t’on ces épicuriens de premier ordre, à qui plus rien ne fera vraiment peur ?

Serons-nous capables de vivre pleinement toute chose, dans le savoir des fins probables ?

Un ange passa sans que je ne l’aperçoive. Je regardai encore la lune, puis l’eau, qui bougeait doucement avec elle. Les vieux bateaux à quai se racontaient leurs histoires immémorables. La réponse était cette part de moi, étendue dans les espaces environnants :

Pourquoi faudrait-il seulement s’y résoudre ? 



mercredi 19 février 2014

RAPPEL A L’ORDRE



 J’ai revu mon frère, l’autre jour. A peine deux heures. Cela faisait neuf mois.

On a juste eu le temps d’être heureux de se voir, de dîner, d’évoquer notre travail en commun, les 52 semaines. Il m’a ensuite montré des boutons sur le Nikon que je ne connaissais pas encore. On a parlé de nos vies aussi.

Tout change, toujours. L’essentiel demeure, à la lisière de nos sentiments, de nos histoires sans cesse réinventées.   

Après cela, comme d’habitude, j’ai repris la route. Cette fois-ci, vers l’audit Santé Sécurité et Système de Management que je réalisais dans la région de Dijon, dès le lendemain matin.

Je devais de nouveau m’arrêter chez Pascal, sur le trajet retour, deux jours plus tard. Pour passer la soirée ensemble. Avoir plus de temps. Je n’ai pas pu. Ethan a fait une septicémie au deuxième jour de l’audit.

Sa maman m’a téléphoné vers 10h du matin. En préambule, elle m’a dit de ne surtout pas m’inquiéter, qu’elle l’emmenait à l’hôpital, suite au diagnostic du médecin traitant : infection du sang.

Cela a suffi.

J’ai continué à jouer les auditeurs, à poser des questions précises, à écouter le plus attentivement possible les réponses données. L’exercice ne m’a pas semblé interminable. Il m’est apparu injustifié :

-          Qu’est-ce que je fous là ?

J’ai fini vers 16h, à Nogent, en Haute-Marne, en parvenant, malgré tout cet état d’alerte qui transperçait mon esprit et mon ventre, à rester concentré sur le sujet du jour.

Avant même que je ne monte dans la voiture, je savais ce que j’allais faire. Ce n’était pas mon week-end de garde, mais peu importait. J’ai appelé la maman d’Ethan. Je lui ai dit que j’arrivais. J’étais triste, parce que je ne verrai pas mon frère, comme prévu,  mais je savais qu’il comprendrait.

J’ai pris la route. J’ai fait les 750 km comme un dingue, en fumant clope sur clope. Je me suis arrêté une fois pour pisser, mettre de l’essence, acheté un truc à bouffer, à boire. Puis j’ai roulé jusqu’à mon fils.

J’ai eu des montées de larmes ; j’avais peur. Streptocoques, staphylocoques, ça peut être méchant, ces saloperies ! Il était plus de 23h lorsque je suis arrivé. Je m’étais seulement fait flasher une fois.

Tout le monde dormait à la maison. Je suis allé embrasser la tête blonde. Ses cheveux étaient un peu humides. Le voir, le toucher, le sentir, entendre sa respiration,  a immédiatement retiré quatre-vingt-dix pour cents de la peur qui avait saisi la majeure partie de mes organes, douze heures plus tôt, et qui ne les avait pas quittés.

Le lendemain, je l’ai gardé. Sa maman est allée travailler, son frère s’est rendu à l’école. J’ai passé quelques coups de fils professionnels, les plus importants, ceux dont je savais qu’ils n’attendraient pas le lundi.

J’étais lessivé. Ethan aussi. Mais il n’avait déjà plus de température. Le traitement antibiotique de cheval qu’on lui administrait depuis la veille semblait bien opérer. On a passé le week-end tranquillement, tous les quatre. Le dimanche, Ethan était plus frais que moi, déjà remis, comme si cette septicémie n’avait même jamais existé.

Voilà, le lundi matin, j’ai repris la route, encore. Il était très tôt. Le soleil perçait à peine les brumes épaisses du Gers.

Tout avait déjà recommencé…

C’est fou, le nombre de questions que l’on peut se poser au cours d’une vie. D’abord, tout gosse, sur le fonctionnement même du monde. Plus tard, sur cet étrange lieu, la résidence adulte, où il va falloir se faire une place, exister. Enfin, quand on y est, selon sa nature, sa vocation première, son rêve originel, ses plus grandes conneries, de quelle manière on pourra bien, au fil de temps, établir un lien plus intelligent avec lui. 

Ce jour-là, dans cette espèce de panique interne irascible, pourtant presque totalement maîtrisée, la question la plus pertinente était bien celle-là : qu’est-ce que je fous là, putain de merde, à 750 km de mon fils ?

Elle était toute simple, cette question, amenant potentiellement une réponse des plus objectives, du style :

-          Ben… Tu fais ton job, mec !

Oui, aucun doute là-dessus, je faisais mon job, le taf comme on dit. Mais cette question suggérait déjà autre chose, dans sa seule formulation, le fait qu’elle soit venue. Et elle dépassait effectivement le simple cadre du lien de cause-à-effet.

Car elle voulait peut-être également signifier que le plus important n’est pas ce qui se voit le plus, ce qui fait le plus de bruit, ce qui semble prédominer dans les apparats du système, tel qu’il se présente à nous, tel que nous l’avons bâti, dans notre interaction quotidienne avec lui.

Elle voulait peut-être prévenir, ou juste rappeler, que rien n’est grave, malgré tout ce que peut envisager l’entreprise pour nous, les chiffres, les stats, les objectifs, tant que le grave n’est pas survenu pour de bon.

C’est toujours cette histoire de matrice.

Les jours passent, le système vous rattrape, tente de vous engloutir dans sa masse, une féodalité qu’il ne masque même plus. Comme si l’intérêt suprême du monde nichait dans une Scorecard, ou votre aimable participation.  

La résonance des êtres, ce qui les fait, c’est bien au fond d’eux qu’on la trouve. C’est là qu’elle vit. C’est l’écho.

L’écho, ce jour-là, c’était bien sûr l’amour, l’indéfectible amour que je porterai toujours à mon fils, même s’il n’aime plus trop me parler au téléphone en ce moment.

Il parait que je fais de la philo avec mes textes (1). Ouais, peut-être ! Mais la vérité, c’est que je n’ai plus aucun respect pour les paraboles, les enseignes et les litanies d’une hyper-structure, qui ne sera jamais capable se poser une question toute conne à son propos. Du style :

-          Tu branles quoi pour le monde, connard, avec ta Scorecard ?







(1) Pourtant, j’étais nul en philo, j’ai eu sept au bac ; l’enculé ! Chaque fois, j’avais l’impression de faire un truc bien, personnel en tous cas, même si les sujets me faisaient chier la plupart du temps. Bref, j’fais d’la philo…


mardi 11 février 2014

METAMORPHOSE



Elle sera déjà assise lorsque je rejoindrai ma place. Je m’installerai côté fenêtre, en face d’elle, tandis que l’expression de son visage demeurera fermée, empreinte d’une moue endormie. Elle ne répondra que partiellement à mon bonjour, sans ne montrer aucune sympathie particulière. Elle sera plutôt jolie, mais rien ne la rendra belle.

Il sera difficile de lui donner un âge. Moins de 30 ans, peut-être 26, peut-être moins, je n’arriverai pas à me déterminer.

Nous passerons quatre heures l’un en face de l’autre. Nous n’échangerons pas un mot, seulement quelques regards. Furtifs. Je n’y décèlerai jamais rien de tendre. Parfois, très brièvement, une légère marque d’intérêt.

Nous aurons comme voisins, juste de l’autre côté du couloir, un drôle de quatuor. D’abord une mère et ses deux filles, dont la plus jeune, trois ans peut-être, échappera presque totalement à l’autorité maternelle durant tout le voyage. Bruyante pour dix, seule dans le wagon, déclamant, criant, chouinant à qui mieux mieux. Sa grande sœur, une jeune adolescente, se comportera heureusement avec plus de retenue.

En gare de Béziers, elles seront rejointes par un très vieil homme qui, une fois convenablement installé, débutera son voyage en lisant bouche ouverte son journal d’informations. Il partagera bientôt quelques bonbons avec les deux gosses. Il engagera la conversation avec leur mère. Ils ne cesseront de se parler jusqu’à la gare de Lyon.

Sa voix sera semblable à celle que l’on entend parfois en off, dans un vieux conte cinématographique ; la très vieille voix de celui qui raconte les ineffables aventures de sa propre vie, défilant, toujours, sans qu’il n’y ait rien pour tarir cette source.

Il diffusera son histoire, sans ne jamais indiquer une méthode toute faite. Il prendra de temps en temps les petites filles à partie, parviendra assez régulièrement à les faire rire.

Il parlera de tous ces pays qu’il a vus au cours de sa vie. Il dira son amour pour le plus beau d’entre eux, la France, qui réunit tous les paysages, tous les climats, toutes les géographies. Il évoquera l’Autriche, une perle assez mal connue en Europe, se moquera gentiment de l’Allemagne et de sa Bavière.  

Il m’énervera aimablement, parce qu’il aura aussi à tendance à parler trop fort. Mais il m’inspirera surtout un grand respect, un attrait véritable, tandis que le trio féminin sera, à contrario, toujours légèrement insupportable.

Ces petits bouts de femmes incarneront si peu farouchement ces gens que l’on croise parfois dans les voyages en commun, qui en ont à l’évidence oublié la prérogative première. Elles disposeront ainsi trop librement de l’espace sonore et spatial partagé avec tous les autres, pauvres de nous !

Je travaillerai pendant plus d’une heure avec le téléphone, ce blackberry absolument inergonomique, qui me permet pourtant d’emmener mon bureau partout où je me déplace.

Je regarderai ensuite les photos sur la carte SD du Nikon, ferai des zooms, explorerai cette matière première pour tenter de dénicher quelques clichés à potentiel, ceux qui sauront raconter une histoire, si courte fût-elle.

J’essayerai de dormir un peu mais les petites et leur maman feront définitivement trop de bruit. La jeune femme en face de moi ne s’endormira pas non plus. Elle prendra un air renfrogné, qui me laissera moi-même un peu dubitatif.

Nous aurions pu faire connaissance. Il n’en sera jamais question.

Alors je travaillerai encore. Je traiterai par téléphone un accident du travail sans gravité. Je m’inquiéterai par texto de cet entretien qu’aura l’un de mes collaborateurs avec le boss, une espèce de conciliation impossible.

Le temps passera lentement. Depuis Agde jusqu’à la gare de Lyon, les paysages se succéderont pour devenir, en bout de course, les grisailles et les bétons parisiens.

La jeune femme sera toujours en face moi. Il n’y aura eu aucune interaction, ce qui somme toute est assez rare dans un voyage.

Lorsque le train entrera en gare, elle se lèvera un peu avant les autres. Je prendrai mon temps, sachant cette heure devant moi pour atteindre le quartier d’affaires de la Défense, l’une de ses tours immenses, où se tiendra la convention annuelle des gens de ma fonction.

Je descendrai lentement sur le quai, après avoir laissé priorité au flot humain majoritaire, celui qui se précipite vers les sorties.  Une Marlboro light à la bouche, je regarderai tous ces gens filer vers leurs destinées, pris de cette impression tenace, originelle, que je ne fais pas vraiment partie d’eux.

La première latte de la cigarette me rappellera, comme à chaque fois, combien je suis mal parti pour arrêter de fumer. Je laisserai la plus grande part de la multitude me devancer, savourant sans extase les bouffées nicotiniques. Puis je prendrai le même chemin qu’eux.

C’est alors que je la reverrai.

Elle embrassera un homme. Elle rayonnera de tout son être. Sa beauté ne sera plus discutable.

Objectivement, l’homme ne sera pas beau. Silhouette rondelette, calvitie avancée, affublé de lunettes blanches de mauvais goût, il sera enveloppé d’une certaine forme de disgrâce. Une gentille disgrâce.

Mais elle l’embrassera rageusement, de ses lèvres mouillées, ses yeux brûlants, de tout ce qu’elle sera capable de lui donner. Il recevra tout ça avec ferveur, les passions, les humidités, les regards embrasés. Il aura l’air tellement heureux.

Les deux amants seront un rocher au milieu d’une rivière en crue. Rien n’existera autour d’eux. Rien ne pourra les atteindre.

Je les regarderai, seulement quelques secondes de plus. Je me dirai que c’est ça l’amour, la métamorphose.

Il fait des êtres qui le portent des créatures à part, un genre humain qui échappent fugacement aux lois qui régissent notre monde, celui de la quotidienneté, celui que fréquentent tous ces gens autour de moi, en file indienne, qui s’empressent à toute berzingue vers des importances de second plan.

Je laisserai les amoureux à leur étreinte, sans les envier, mais en me souvenant, simplement. J’entendrai cet écho en moi,  celui qui saura me dire qu’il existera toujours, même en ce lieu, quelque chose que les bétons et les mauvaises histoires n’avaleront jamais. 

Tout cela sera imperceptible, fugace, dans le seul instant d’une dernière latte volée à ma cigarette.

Je marcherai sur le quai détrempé, ce songe déjà évaporé. Je me dirai alors qu’il faut impérativement que j’achète une nouvelle paire de chaussures.