Plage
nord, entre périphérique et World Trade Center, Barcelone, Espagne. Dimanche 26 août, 14h00.
Je
suis assis dans un sable catalan. J’ai beaucoup marché depuis hier et beaucoup
pris le métro. Barcelone est une ville de marche et de métro.
Jeudi
soir, juste avant la tombée de la nuit, j’allai voir le front de mer, comme je
le fais assez souvent après le travail, soit en vélo, soit en voiture. Ce fut en
vélo cette fois-ci, à vive allure, dans le besoin de se faire un peu chauffer
les cuisses. J’eus l’immense surprise, en cette fin août, de découvrir une mer
agitée, houleuse, où une bonne quinzaine de surfeurs s’adonnaient à une glisse
un peu décousue dans des vagues d’environ un mètre.
Je
pris le temps de digérer le fait que j’avais fait une heure trente auparavant
le choix de rester un peu chez moi avant de sortir, et que j’aurai pu moi aussi
profiter de cette session. J’engageai la conversation avec un surfeur du coin,
que je reverrai dès le lendemain, et je pu apprendre un peu des houles méditerranéennes
dont j’ignorais encore presque tout. Celle-ci devait durer au moins une journée
de plus, peut-être même jouer les prolongations de samedi.
Le
lendemain matin, vendredi, je me levai en conséquence, à 6h00, le jour n’était encore
qu’un songe. Je bus deux tasses de café, avalai mes sempiternelles brioches et
je chargeai la voiture avec la fidèle Hap, celle pour qui va ma préférence
parmi les quatre planches de mon Quiver (Webber 6’6 ; Becker 6’10 ;
Hap Jacob 7’2 et Ocean Safari 8’0). Je mis le sac de combis dans le coffre et
je pris la route du Grau. Je suivis comme d’habitude l’Hérault jusqu’à son
embouchure. Ses bateaux, sa Marina, ses eaux calmes, sa piste cyclable déjà
tant de fois parcourue, tel un chemin d’espérances, où se mêlent, vivent et
se perdent tout ce qui n’est plus, tout
ce qu’on a appris et désappris et, sans omission possible, tout ce qu’il faudra
encore accomplir.
Peu
avant de parvenir sur le parking qui fait face au front de mer, j’exécutai
plusieurs signes de croix, comme une chance de plus dont il ne faut pas se
priver. Je vis alors la houle, cinq ou six surfeurs déjà à l’eau et je souris,
tandis qu’à voix basse s’échappait de moi un très simple
« merci ». Je savais que le
temps m’était compté, il était déjà presque 7h et je devais être au travail
entre 8h30 et 9h00. Tout en enfilant mon shorti et en waxant la Hap, une
vieille histoire s’insinua en moi, une sensation vieille de plus de deux
décennies pourtant encore si précise à cet instant, parfaitement lumineuse. Je
me revis effectivement collégien, à la fin des années 80, me lever avant les
cours et quitter les Amaryllis pour aller me mettre à l’eau à la Cocoteraie,
pour surfer avec mon frère et les copains nos merveilleuses vagues molles
guyanaises. Surfer avant d’aller au taf, ou la respiration d’un monde disparu,
qui se remit à vivre durant quelques secondes.
Une
fois à l’eau, il me sembla que tout était parfait. Les vagues étaient moins
folles que la veille, bien ordonnées. Il n’y avait pas tout à fait un mètre mais
il m’importait peu. Le soleil explosa subitement à l’Est et cette aube valut
d’un seul coup bien plus qu’une seule et simple session. Je restai une heure et
quart à l’eau, attrapant peut-être une quinzaine de vagues, avant de quitter en
toute hâte cette intermède analeptique pour aller vivre ensuite l’une des plus éprouvantes
journées professionnelles qu’il m’ait été donné de traverser.
Je
quittai cette mauvaise arène vers 19h00, vidé, mal dans ma peau, parce qu’il
est de toute évidence des frontières que l’on ne veut pas voir franchies dans
le cadre de son travail. Alors je pris la route comme ça et j’allai vite, trop
vite, le plus vite possible, jusqu’à chez moi. Je me changeai et refis les
mêmes gestes que le matin même. Le sac de combis et la Hap chargés, je suivis la
route du Grau. La vague à l’embouchure fonctionnait toujours lorsque j’arrivai
sur place. Il y avait du monde à l’eau et pas le temps de tergiverser. J’enfilai
mon shorti et allai immédiatement à l’eau. L’anarchie avait repris du poil de
la bête et le plan d’eau n’était plus celui du matin, devenu gentiment
chaotique. La houle avait forci, dépassait le mètre et je passai ma rage
pendant plus d’une heure et demi, jusqu’à la nuit, ayant vu depuis le pic le
soleil fondre dans l’Hérault, dans une courbure rougeoyante et torturée
absolument magnifique. Comme une vie qu’on lave de tous ses maux.
Je
tentai de renouveler l’expérience le samedi matin. J’arrivai sur le front à
8h00, la houle s’était enfuie. Je retrouvai le surfeur de l’avant-veille au
soir, qui sortait tout juste de l’eau et
qui avait, s’étant levé aux aurores, pu profiter des derniers soubresauts. Je
discutai assez longuement avec lui, j’étais déçu mais je me sentais bien. Il me
raconta de nouveau sa mer et son surf, si aléatoire, si capricieux, si capable
parfois de vous offrir un peu de la magie du Monde. Nous évoquâmes ensuite
l’Espagne et le surf ibérique, à haut potentiel en certains endroits de ses
côtes.
Revenu
chez moi, sans avoir rien à attendre de plus du jour qui se présentait, je
rassemblai tranquillement sur internet quelques infos pratiques en buvant des
cafés et en fumant autant que possible, puis je préparai un petit sac
d’affaires, brosse à dents y compris. Une
fois prêt, il était un peu moins de midi, je pris la route, encore une fois. Direction
Barcelone.
Je
roulai sans m’arrêter, toujours à vive allure, jusqu’aux proches abords de la
Cité. Je m’arrêtai à une station pour téléphoner à mon frère, et lui dire où
j’étais. Et puis je m’enfonçai dans la ville, sans savoir où j’allais. Après
quelques errances, et par la magie du hasard, je tombai subitement nez à nez
avec la Sagrada Familia. Je roulais doucement et ma réaction première fut un
très spontané : « Putain de merde ! » quand je découvris le
très improbable monument inachevé de Gaudi. Je garai la voiture de manière
illicite un peu plus loin – impossible de stationner dans cette ville ! –
puis je regardai longtemps l’œuvre monumentale. J’étais à l’unisson avec
beaucoup de monde alors, la tête levée vers le ciel, tentant de trouver les
meilleurs angles possibles pour mes prises de vue. J’y passai un long moment,
la foultitude m’avait absorbé, et la déraison du lieu sonnait comme l’exacte
musique interne.
Après
une demi-heure pleine et un nombre incalculable de clichés, j’abandonnai la
Sagrada pour retrouver la voiture et me mettre en recherche d’un garage. Je
tournai dans les rues barcelonaises pour rien pendant très longtemps avant de
revenir sur mes pas et dénicher un garage privé à deux pas de mon premier
arrêt. 30€ pour une journée, et le poids en moins d’une voiture, qui serait en
plus bien gardée. J’achetai ensuite un Pass Métro 2 jours, un plan de ce
dernier et je pris la ligne menant au cœur du quartier Gracia. La modernité du
métro barcelonais me surpris agréablement. Très propre, cabine climatisée,
investi par un peuple guilleret, dont la légèreté naturelle semblait dominer
tout autre état d’être. Avant de monter dans la rame, je me fis accosté par une
anglaise : « Could you, please ? » me demanda-t-elle en me
tendant son numérique, ses trois jolies copines juste un peu en retrait, unanimement
en train de sourire. Je fis de mon mieux, avant de doubler, comme à mon
habitude. J’eus droit à un savoureux « Thank’s mate » immédiatement
suivi d’une petite moue espiègle. Un moment de rien, trois secondes,
alanguissant pourtant sans équivoque le chemin entrepris.
Il
me fallut ensuite réaliser une marche d’une vingtaine de minutes pour rejoindre
le Parc Guell. J’y passai presque trois heures, et si la vision première de la
Sagrada m’avait époustouflé, les allées de ce parc, innombrables, m’absorbèrent
complètement au fil des minutes et des méandres parcourus. J’y pris tellement
de photos qu’au bout d’un temps, je compris que je ne pourrai de toute façon
pas capturer la réalité de cette œuvre dans sa globalité. J’y restai jusqu’à la
tombée de la nuit, envahi par le miracle de notre espèce, ses grands hommes et leur ineffable talent à
magnifier la condition humaine.
De
retour en centre ville, je me mis en quête d’un lieu pour dormir. Je débarquai
sur El Passeig de Gracia et trouvai un hôtel où il restait une petite chambre
disponible. J’allai chercher mes affaires à la voiture, mangeai un bout sur la
place de la Sagrada, et rejoignis ensuite les pénates du soir. Tandis que la
nuit était pleine et que la ville se préparait à fêter son samedi soir, je
fumai une cigarette à la fenêtre de ma chambre, située au septième étage. Je ne
dominais pas la ville, mais seulement l’un de ses fragments. Juste en face de
moi, de l’autre côté de la rue, se dressait un hôtel de grand luxe, où, sur la
terrasse privée du dernier étage, se donnait un concert en plein air. Une
femme, qui me sembla très belle, et un pianiste. Sa voix cristalline, ses
gestes de la main pour accompagner les arpèges de la douce mélodie jazz, jouée
sans emphase mais avec précision et douceur, me firent une nouvelle fois
chavirer. Cette ville m’avait prise en l’espace de quelques heures et ses
atours me renvoyèrent soudain, sans aucun préalable de survenance, à ma
condition. Je me mis à pleurer en écoutant l’élégante dame et son pianiste et,
pour ne pas fondre complètement, je retournai dans la rue…
Et me
voilà sur cette plage. Tout à l’heure, je me promenais sur les
allées du Port Well, lorsque j’ai croisé une surfeuse, une planche jaune et
blanche sous le bras, qui marchait d’un pas extrêmement décidé. Je l’ai
observée quelques secondes et j’ai décidé de faire demi-tour. Je l’ai suivie.
Ou ai-je tenté de la suivre, devrai-je plutôt dire. Car, à ma grande surprise,
j’ai finalement réussi à la perdre, tant son allure était vive et tant le monde
en mouvance, si dense, ne facilitait guère cette douce poursuite. Mais ce
n’était qu’un moindre mal, parce que son spot, le but de cette marche effrénée,
s’était déjà révélé à moi.
Je
suis donc au bord de l’eau. Il doit bien y avoir cinq ou six pics qui
fonctionnent correctement. Des vagues courtes, creuses, sans doute un peu
molles, d’un bleu scintillant et profond. Un très beau jouet méditerranéen,
dans lequel s’amuse une bonne cinquantaine de surfeuses et surfeurs. Et, tout
autour de moi, des corps dénudés, parfois intégralement, beaucoup de beauté,
qu’elle soit masculine ou féminine, des sourires, des amoureux enlacés
langoureusement et, un constat qui émerge telle une évidence : il doit
faire bon vivre ici. Il ne s’agit pas d’établir un quelconque cliché de plus,
celui du touriste de passage, mais il règne ici une ambiance générale
séduisante, enjouée, dotée d’un brin d’exubérance et de bonne humeur auquel il
est difficile d’échapper. Je me suis promené pendant des heures hier soir, du
Camp Nou aux longues allées du Passeig
de Gracia où les gens déambulent avec nonchalance ou sont tranquillement posés
sur des bancs, à discourir pendant des heures. Une certaine approche du temps,
qui semble un peu s’effacer devant ce regain de maîtrise.
Et
maintenant que tout cela est dit, quel est le vrai sujet ? Le vrai sujet
est celui d’un regard, celui d’un choix. Un regard parfois suffit à tout
changer, le monde que l'on croyait nôtre, celui que l'on avait bâtit. Ce regard
porté en nous agit comme une rivière, une rivière de nous-mêmes, de nos
sentiments, de notre fondation, là où le cœur ne bat pas, mais seulement là où
il réside. Quant au choix, l’essence même de celui-ci se révèle parfois dans un
acte minuscule, comme prendre seul le chemin de la Catalogne, le temps d’un
week-end accéléré, dans le très simple chemin entrepris. Inévitablement, sans
autre occurrence possible, la question fondamentale s’érige d’elle-même :
y’a-t-il un intérêt à voir et découvrir le beau, si l’on ne peut partager la
vision ?
Je
suis maintenant à la terrasse d’un restaurant qui cadre parfaitement avec le
lieu, le jour, l’instant. Au bord de l’eau, manufacturé bois, la musique
d’ambiance diffusée est celle que j’aurai pu mixer voilà quelques années, à
dominante downtempo et menues connotations ethno. J’ai bu une bière, avalé un
steak et une salade. Le temps s’arrête et je devine vos visages, juste là, en
retrait, dans l’infime espace d’une peau qui me prive de vous. Et si je
pleure, c’est que je dois être encore vivant, exactement là où je me suis placé,
sur cette plage barcelonaise, éparpillé aux quatre coins du Monde…