mercredi 17 juin 2020

ZEITGEST - A story of Beliche (extrait)



C’est ainsi que les infimes histoires se bâtissent. Ce sont les grands récits de nos vies anonymes. Ce sont ces instants qui façonnent notre traversée, ce que j’aime à nommer notre légende personnelle. En plaçant le regard dans un prisme en adéquation avec le bon état d’esprit, on peut déceler dans les petites quotidiennetés une part de magie, une part d’une autre vérité, là où niche un fragment du pourquoi de notre cheminement terrestre.

Je me retrouvai à Beliche en ce jour de mai 2013, le cinquième et avant dernier jour de notre trip avec Mike. J’avais atteint un état émotionnel rare, porté par la force et la grâce d’un choix décisif. Le choix de toute une vie. A ce moment précis, je venais de remonter au pic. La Weber me donnait pleine satisfaction. Plus courte, plus rapide, plus maniable, elle s’adaptait mieux aux courbes de Beliche, à ses creux et à mon état de forme. Cela faisait bien deux heures et demie que j’étais à l’eau. J’avais attrapé énormément de vagues. Mais ma soif de glisse n’était que peu entamée. J’étais serein, centré, détendu. Il suffisait d’ouvrir les yeux. La baie, les falaises, la couleur des rochers, l’onde en mouvance, si calme entre les séries, la lumière du jour descendant qui investissait chaque élément terrestre, chaque particule d’eau.

Et puis les hommes, autour de moi, tous mus par le même langage, la respiration de la glisse, l’union des éléments du monde. Des visages éclairés, des regards concentrés, parfois presque possédés, assiégés d’une énergie pure, souveraine. Ce n’était pas une apothéose. Juste le monde tel qu’il était, dénué d’artifice. Le monde tel que je le voyais et dans lequel j’aimais évoluer.

La série surgit du fond de la baie, des lignes impeccables, un peu plus hautes que les précédentes. Les trois premières vagues furent attrapées par d’autres surfeurs, mieux placés que moi. Mais la ronde au pic me plaça idéalement pour la quatrième. Je filai vers elle à toute vitesse, avant d’effectuer un cent-quatre-vingts degrés au dernier moment, lorsque le mur d’eau fut presque sur moi. Quelques coups de rame suffirent.  Le drop fut réussi et, après un bottom-turn effectué sur une trajectoire haute (toute première manœuvre consistant à s’orienter vers le côté ouvert de la vague), je pris rapidement de la vitesse, en effleurant de la main le vert de la paroi. La section ouvrit, tandis que la vague me dépassait largement en taille. Le bruit de la navigation était toujours aussi beau, un chuchotement musical enivrant, qui procurait à la glisse un plaisir proche de l’extase.

L’intuition naquit du ventre. J’entamai une dernière courbe, remontant sur le haut de la vague dans le but de gagner davantage de vitesse. La trajectoire, dans la descente, convenait parfaitement. La vague évoluait favorablement, creusant sans s’effondrer. J’étais idéalement placé à l’inside, dans le cœur de l’épaule.

Les rêves accompagnant un surfeur aussi irrégulier que moi ont le mérite d’être simples. Je compris, à cet instant, que le temps était venu. Je me baissai sur mes jambes. J’arrondis le dos, fixant toujours ce point inatteignable de la lame d’eau translucide, dans la certitude d’une quête sur le point de s’achever. J’allais obtenir tout ce que je recherchais depuis que j’avais repris le surf, treize années auparavant.   

Le tube se forma, concentrique, lumineux, profond. Je rentrai en lui, sans aucune difficulté. J’eus l’incroyable vision des rochers nappés d’algues fluorescentes de la falaise de Beliche, au bout du tunnel vert émeraude. Le souffle prodigieux du Monde m’aspira, avant de m’engloutir de toute sa liquidité. Cette éternité ne dura que quelques secondes. Le temps d’une vie.

Je me retrouvai à l’air libre, après avoir effleuré le sable au fond de l’eau, dans la lumière épurée d’un certain bout du monde, enfin atteint. A cet instant, tout ce qui dans ma vie m’avait blessé, torturé, tourmenté, sali, corrompu, amoindri, n’existait plus. La laideur, la vilenie, la rancœur, le regret, la colère, la tristesse, le ressentiment, tout cela, tout cela sans exception, venait de disparaître.

Je ne pus que deviner, sans aucune certitude, ce que prendre un tube parfait pouvait représenter pour les autres surfeurs. Durant ce bref intermède, où la sensation investissait chaque part de mon être, je sus pourtant exactement pourquoi je venais de faire plus de 1500 kilomètres pour retrouver Beliche. Au-delà du raisonnable, des allures et apprêtements parfois trop faciles, des effets de style superflus, au-delà d’une industrie mondiale en plein essor, demeurait le regard joyeux de ce gosse, deux jours plus tôt, lorsque nous étions seuls à l’eau, à partager et nous amuser de vagues minuscules.

Au-delà de tous les mots, il existait, à l‘extrême sud-ouest du continent européen, dominée par une falaise majestueuse, une plage d’Algarve nommée Beliche. Sa vague, venue des grandes houles lointaines de l’Atlantique, venait de m’offrir, dans une fraction d’éternité, la plus authentique rédemption de mon existence.

dimanche 12 avril 2020

La Tentation d'Eclore





S’il fallait réinventer ce monde, par quoi commenceriez-vous ? 

Ne s’agirait-il que de quelques ajustements, où la course folle que nous alimentons par milliards se verrait contrainte dans son expression gargantuesque ? Serait-ce un âge où ce que l’on entend des menaces qui planent sur nos modes de vie déchaînés, prendrait une forme plus tangible ? En-serions-nous à admettre que la saison est venue, où faire marche arrière devient la meilleure option pour avancer ? 

Je ne sais en vérité rien des grandes théories et des complots sous-jacents. J’ai vécu ma vie, guidé par l’amour, la passion du progrès, la recherche de l’adrénaline, le refus de l’affaissement, innervé aussi de ce quelque chose insaisissable, titanesque, ce vent entre les êtres, qui devient la tempête des âmes laissées seules face à elles-mêmes, lorsqu’elles contemplent leur insondable reflet lézardé. 

Je n’ai pas les mots pour parler avec justesse d’un événement qui touche des milliards d’êtres humains. Je ne suis pas taillé pour cela. Je donne le change, lorsqu’il s’agit d’évoquer les intuitions silencieuses du ventre, et les poèmes inspirés par le vacillement du cœur. 

Où gît la poésie dans un épisode comme celui-ci ? Peut-être n’a-t-elle plus sa place ici-bas ? Ou peut-être incarne t’elle le dernier rempart, face à l’implacabilité des chiffres et des courbes exponentielles ? 

La grande saison des prêches nous guette. Ils clameront avec ardeur que tout cela était inévitable. Il parait que l’homme est capable de changer lorsqu’il a peur. Aurons-nous assez peur, cette fois ? Que voudrons-nous pour demain ? Que saurons-nous capables d’exiger de nous-mêmes ?  Qui saura répondre à ces immenses enjeux, individuels, collectifs, sociétaux, économiques, écologiques, politiques ?

Et puis enfin, que valent nos élites ? Sont-elles ce que vous voudriez qu’elles soient ? Devons-nous encore leur donner notre assentiment ?

Combien, dans un parcours terrestre, sont nombreux les retournements, les péripéties, les détours inattendus, les espérances bafouées. Nous les nommons les choses de la vie. Elles nous font traverser le Temps à pleine vitesse. Elles exigent parfois tant de ressources morales, de résilience, de courage, d’humilité. Devrions-nous nous en plaindre ? L’étincelle de vie qui nous alimente ne mérite-t-elle pas les apprentissages, et les tourments qui disparaissent en un seul souffle, lorsque le Beau nous surprend et nous emporte avec Lui ?

Je veux poursuivre mes rêves jusqu’au dernier souffle, sans ignorer pourtant le Monde qui s’effondre sous mes yeux, de toutes ces calamités dont nous l’affligeons. Croire en demain, c’est encore se fier à l’amour, aux grands desseins, aux méritants, aux vieilles amitiés, à la filiation, à la fratrie, aux idées neuves, aux plaisirs simples, à l’érotisme.

Il suffit d’allumer la télé : l’histoire qui nous est contée n’est pas de cette veine. Certains songes antiques sont inéluctablement voués à disparaître des écrans de nos mémoires. Tout le pouvoir de la Bande Passante réside dans le simple fait d’Etre ce qu’elle est : une énormité, une disproportion, une détonation universelle, qui inonde notre conscience et submerge notre perception. 

Jusqu’à hier, on ne distinguait plus les signaux faibles des signaux forts. On les entendait, les énumérait, les ingurgitait. On les voyait seulement menacer le seuil de nos portes inviolables, nos certitudes, tels de vulgaires verrues informatives dissonantes. Nous frémissions peut-être. Mais le constat est là : nous ne bougions pas. Le mal allait passer. Il s’en irait, lui, après tous les autres, tandis que nous panserions avec docilité nos quelques plaies superficielles ; de pleutres hématomes bleuis, enveloppés délicatement dans de la fine Presse. 

Il nous arrivait même de nous mettre d’accord et de partager ces constats. De grandes instances se réunissaient chaque année pour convenir à l’unisson d’un état d’alerte évident, plastronnant à l’effigie des grandes Nations de ce monde des indicateurs de réduction des émissions carbone. Oui, nous prenions lentement conscience qu’il faudrait peut-être décroître ou s’inventer un nouvel essor, centré sur la ressource et non sur le profit, pour offrir à la Terre et à nos enfants un avenir pérenne et décent.

Il faudrait éradiquer le plastique, nettoyer les océans, dépolluer les rivières, les cours d’eau, les nappes phréatiques, rendre aux humus et aux argiles leur essence originelle, sans pesticides, phosphates, ni PCB.

Rappelez-vous. L’actualité était toute autre voilà quelques semaines : les forêts du monde brûlaient. Des continents entiers prenaient feu et partaient en fumées. Les flammes de l’enfer, en direct à la télévision. Qu’allions-nous changer ? La déforestation à grande échelle se poursuivait sans faillir, tandis que l’on arasait inlassablement nos sols, que l’on triturait nos terreaux en les gavant de mercure, pour en extraire or, métaux précieux et diamants. Allions-nous pour autant appuyer sur le bouton « stop » ?

Dans un cycle où la modernité ne s’incarne plus dans le progrès, mais dans l’agitation frénétique et la chute des équilibres naturels fondamentaux, la dictature imaginée par Orwell a poursuivi, quant à elle, imperturbable, sa mise en place progressive.

La liste est interminable : élections de jeunes rois factices et fallacieux où l’on élit par carence, à défaut de voter par conviction, matraquage des jeunes générations et des services publics, tous deux sacrifiés sur l’hôtel hideux de la Nouvelle République, la Haute Rentabilité, où le dividende versé vaut plus qu’un être humain.

Mais enfin, avez-vous cure des dérives institutionnelles, qu’on institutionnalise à perpétuité ?  Faut-il paupériser davantage ? Devons-nous élever plus encore la conscience humaine, de ces décrets liberticides édictés pour nous faire mieux vivre ? 

Je n’écris pas un seul mot neuf. Je ne fais pas sauter la banque. Voilà, je suis comme nous tous, pris dans un épisode inestimable et bancal, où nous disposerions d’un temps nécessaire pour nous pencher un peu sur nous-mêmes et nous interroger sur notre nature profonde.

En sommes-nous là, en ce moment fatidique, où l’humanité devra décider de la manière dont elle voudra vivre ou disparaître ?

Au-delà des erreurs systémiques et des trop nombreuses insuffisances gouvernementales, une certitude émerge : les jours viendront où les contraintes actuelles disparaîtront. Nous retrouverons nos amis, nos collègues, nos chéries, nos amants, et ce si merveilleux terrain de jeux qu’est notre planète Terre.

Assurément, je reprendrai la voiture. J’aurai certainement la sensation de revivre, dévorant vers de nouveaux horizons, un asphalte vierge. Les sillons du ciel seront les Lignes écartelées d’un champ des possibles inédit.

Il faudra ralentir un peu et se souvenir de ces choses-là. De toutes ces choses qu’on oublie si vite, lorsqu’elles ont fini de nous malmener. Il faudra se souvenir de ce que nous sommes en train de vivre. Et se demander ce que nous pouvons entreprendre pour que cela n’arrive plus jamais.

Mon esprit est un peu brouillé. Je ne sais pas vraiment par quel bout le prendre. J’ai envie d’y croire. C’est ma nature. Je ne me force pas pour cela. Mais il va falloir se forcer à quelque chose de plus. Tous, et ensemble. Comme la voix du nouveau Monde que nous voulons bâtir et léguer à nos enfants. On le leur doit. C’est le devoir de nos générations réunies. Nous sommes les années 60, les années 70, les années 80, 90 et 2000. Nos plus jeunes enfants n’ont pas dix ans.

Le mien aura onze ans en juin. Il est né juste avant l’été, à l’aube, lorsque le monde encore endormi respire sereinement de son prochain éveil. C’est un gentil gosse, facile à vivre. Certaines de ses mèches blondes sont si claires, qu’elles ensorcellent les jolies coiffeuses. Il aime le foot, l’équipe de France, et l’OM. On est allés plusieurs fois au Vélodrome, avant que les terrains ne se vident et que les tribunes ne deviennent silencieuses. Pour me faire plaisir, il me dit que Metallica est son groupe préféré. Mais il écoute avec son demi-frère des artistes dont j’ignore même l’existence.

Que puis-je faire pour lui ? Dès aujourd’hui ? Et demain ? Ne sommes-nous pas face à l’obligation de répondre à cette question ? Quelques soient les mot choisis et les raisons invoquées, cette charade trouve son énergie dans une dimension humaine viscérale, là où gît notre nature, et où s’incarnera vraisemblablement notre devenir.

Puisque les virus sont mortels, changeons. Devenons des fragments terrestres. Laissons-nous aller à la tentation d’éclore. 


lundi 23 mars 2020

Le Suspense du Beau




Depuis ces temps maintenant assez anciens où je fus pris du virus de l’écriture, il est des thèmes devenus des récurrences. Ces fidèles compagnons vous suivent dans les bruits de vos longues nuits de voyage, là où la musique et les essoufflements finissent par se confondre et devenir une part de vous. 
Je citerai trois de ces idées directrices. La Chanson Silencieuse. La Ligne. Le Suspens du Beau. 

La Chanson Silencieuse, c’est la voix à l’intérieur de vous, celle qui vous accompagne tout au long de votre vie, si vous prenez soin de l’écouter. Elle est votre guide, votre inspiration, votre rempart à la perdition, lorsque tout vacille et s’effondre. D’une certaine manière, votre légende personnelle. 

La Ligne, c’est votre rapport au Monde, votre lien à l’Océan. Ce sont les houles Atlantiques, qui mobilisent votre imaginaire et développent votre caractère. Ce sont ces rêves que vous n’avez pas encore tout à fait formulés et qui pourtant animent le plus profond de votre être. La Ligne, ou écarteler les paysages, dépasser ses propres limites. Aller au delà. 

Le Suspens du Beau, c’est Toi. 
C’est ce paysage à couper le souffle, un truc mastoc à ce point-là que vous ratez presque toutes les photos que vous tentez de prendre (celle-ci est la seule acceptable). Votre trouble naît d’une exception, où la beauté du Monde fait exactement écho à cette chose en train d’éclore au fond de votre ventre. 
A ce moment précis, rien n’est fait, rien n’est encore décidé. Pourtant, vous ressentez un champ des possibles inédit, une dimension supérieure qui s’ouvre, du simple fait de l’interaction qui vient de naître entre deux êtres humains. 
Ici, où s’incarne le règne éternel de Saint-François d’Assise, sur les eaux bleues de la Ligurie, tu es partout, sans être là. Tu me rejoindras peut-être. Ou tu ne me rejoindras pas. 

En cet instant du Suspense du Beau, où tout se concentre et déjà s’écrit…

mardi 10 mars 2020

La Bonne Etoile de Portofino




Soyons clairs. Il y a les menaces de pandémie et les mesures de confinement. Ces aléas donnent forcément une perspective différente à ce roadtrip italien. Il y a aussi tous ceux qui prennent de vos nouvelles plus souvent qu'à l'accoutumée et ce mauvais réflexe aussi, de surveiller d'un peu plus près le moindre indice corporel divergeant : j'ai toussé une fois aujourd'hui ; c'est la merde putain j'vais crever !! 
Mais la magie persiste partout où l'on veut la laisser vivre. Ce soir-là, Ethan et moi étions arrivés après tous les autres à Portofino. Il ne semblait plus rester que des êtres égarés, ou plus sûrement, ces amoureux qui se fichent éperdument des jours qui s'envolent et des nuits qui aplanissent l'horizon. 
On emprunta les chemins de pierres et les grands escaliers. On regarda la Méditerranée s'embraser de ce soleil qui fondait en elle. 
Revenus au petit port, notre préférence alla à un restaurant bar joliment décoré, d'où fusait une mélodie vintage prometteuse. On commanda au vieux barman du jambon cru hors de prix. Je me fis servir un verre de vin rouge italien, si bon, si aromatique, que j'en commandai bientôt un deuxième. Ce faisant, je demandai au vieil homme d'où venait ce savoureux nectar. 
- Sud Italia, Puglia ! me-répondit-il prestement. 
Je fus pris d'un très léger vertige, et, je l'avoue, d'une fierté assez considérable. Je lui répondis que ma mère s'appelait Theresa Di Puglia, et qu'une part de moi avait pris racine dans le vin qu'il venait de me servir. 
Il se figea et me regarda d'un nouvel œil, avec chaleur. Il énonça ces quelques mots, très lentement : 
- Si, Theresa Di Puglia, in-cre-di-bi-le !!!
Il s'éloigna, tandis que je sentis un peu du cœur de ma mère rebattre en moi. Son amour de Madone se mit à chanter partout dans mes veines. Je regardai mon fils longuement. Il souriait, fier lui aussi de pouvoir participer à la Belle Histoire : 
- Ben moi j'ai quand même un quart de mon sang qu'est italien ! 
Oui, mon fils, de tous les battements de ton cœur pur, certains sont la vigne, le soleil et les eaux turquoises des Pouilles ! Di Puglia, les prochains voyages, les grandes inspirations et le pourquoi des roadtrip...