Toulouse, chez Nico. Dimanche 8 novembre 2015, quelque part dans la
nuit…
Je me doutais que ce moment viendrait, qu’il finirait par
arriver. Il était inévitable. La poussée de cet été a été l‘une des plus
violentes. Mon frère a pris cher. Très cher.
On s’est parlé plusieurs fois au téléphone, de longues
minutes. Il me racontait. Je marchais sur l’asphalte en face de la maison de
Yann. Je voulais qu’il me dise les maux et qu’il en soit guéri ; immédiatement.
On évoquait ce concert
aussi, une perspective heureuse, qui arriverait bientôt. Archive, chez lui, à
Lyon. Les gens qu’on aime, on les aime pour toujours. Rien n’arrête cet
amour-là. Vous le gardez en vous, sans que rien ne vous l’enlève, pas même le
plus moche.
Vous sentez dans votre ombre comme le reflux d’un être qui fût
proche de vous. Quelqu’un de plus sensé, de plus raisonnable. Mais le
sentiment, la certitude, sont invariables. Soyez certain que les vents
contraires ne sont pas légions. Soyez sûr qu’ils adviendront.
Le fameux soir est venu et nous avons mis le fauteuil dans le
coffre de la voiture, en ayant au préalable rabattu les sièges arrières. On a
pris la route. Je me suis trompé une fois, sans conséquence. On a fumé le joint
comme des voleurs, vite vite, cachés dans l’habitacle, avant de se décider à
rejoindre la salle de concert, deux étages et quelques dédales plus haut.
J’ai sorti le fauteuil du coffre et l’ai déplié. Pascal s’y
est installé. Je l’ai poussé, sur les sols parfaits du parking souterrain. On
est arrivé aux premiers ascenseurs, tous deux en phase cannabique ascendante. On
a retrouvé l’air libre. Il fallait maintenant trouver l’amphithéâtre. Tout se
passait bien. Je n’étais pas triste, pas une seconde. Seulement fier. Fier que
ce mec soit mon frère. Fier qu’il continue à se battre, à aimer, à vivre.
On nous a guidés, emmené à nos places, tout en haut. Le mec
en bleu nous a parlé de son premier concert d’Archive, quelques années en
arrière, alors seulement première partie de Massive Attack. Comme une certitude
d’être là. Quand vous tenez à elle, la musique sait raconter votre vie à votre
place.
Le concert a été fabuleux, bien sûr. J’étais avec mon frère,
nous étions ensemble. Notre dernier concert ensemble, c’était Massive Attack
justement, en 2009, dans la salle rectangulaire du Phare de Tournefeuille. Mon frère
était debout à cette époque. A la fin du concert, il avait simplement dû
prendre appui sur mes épaules.
Six ans plus tard, le fauteuil est plus simple, moins
douloureux, partagé. Je me suis senti meilleur que la plupart du temps, à faire le copilote, à être simplement à ses côtés, et pouvoir profiter, en
concert, de notre amour commun et viscéral de la musique.
Sur le chemin du retour, on a fumé le reste du pétard. Pascal
était déchiré et je crois sincèrement qu’il était heureux à ce moment-là, comme
je l’étais moi-même. On l’a déjà dit, il demeure des choses qui sont
invincibles.
J’étais déchiré aussi ; on a failli être dangereux en
caisse et ça nous a fait beaucoup rire. On est rentré et, pour changer une
vraie fois pour toutes celles passées, je lui ai fait à manger. De la salade et
des toasts au fromage de chèvre, fondus au four, assaisonnés au miel ou à
l’huile d’olive et aux herbes. On a fini avec d’autres joints, un Languedoc
honnête, un vin produit à Agde, une tentative de film.
Le lendemain, on a fait cette ballade. D'abord la rue, puis
le skate-park et le jardin envahi des couleurs de l’automne. Un employé
municipal anachrome. On a fait des photos, Marina et moi se relayant pour le
pousser.
La lumière était douce, propice. Ça ressemblait un peu à un
conte.
Ensuite, on est sur ce pont, qui survole le Rhône. Je fais
cette photo. Elle est catégorique. On y
voit mon fils et mon frère, au second plan. On n’a jamais vraiment su imaginer
demain avec précision. On y met souvent l’ardeur, ou la poésie.
La vérité, c’est que vous ne savez rien de ces choses-là.
Vous êtes un être vivant. Vous avancez. Le cœur est un outil formidable ; on
peut se fier à lui. Quand vous voyez cela, vous savez au fond de vous que l’amour
est inaltérable, malgré les innombrables coups, sa si fragile substance, sa
grande frivolité.
Vous savez, du plus profond de votre enfance jusqu'à ce jour, que vous n’auriez jamais imaginé rien de tel. Mais
vous savez aussi ce qui vous constitue.