La musique ne diffusait pour l’instant qu’en sourdine. La jeune femme venait de mettre fin à son monologue. Elle demeurait maintenant silencieuse, assise sur le canapé, si près de son homme qu’elle le frôlait.
Ce
qu’elle avait accompli en parlant pendant près de dix minutes, c’était rompre
la course du temps. Elle le savait. Éperdue, elle regardait celui qu’elle
nommait l’amour de sa vie dans les yeux. Elle semblait le percevoir de toute
son âme. Prise d’une angoisse vertigineuse, elle scrutait sa réaction première avec
une attention rare, presque extrême. Elle le connaissait bien. Elle ne doutait
pas du choc qu’il venait de recevoir.
Terrassé
par l’exposé qu’elle venait de livrer, il tenta en vain de soutenir sans
défaillir le regard de la femme qu’il aimait. Il ne pût tenir que quelques
secondes avant de fondre en larmes, gêné et hoqueteux.
Il
eut du mal à contenir la douleur. Ses viscères, envahis de spasmes, semblaient mugir
à l’unisson un seul et terrible cri, celui d’une terre qui venait de se
lézarder sous ses pieds, d’une vie qui n’aurait vraisemblablement plus lieu. Vaincu,
il se résigna à détourner la tête, pour échapper un instant à la détresse de sa
compagne. De sa main, il alla même jusqu’à se couvrir le visage.
Elle
alla chercher cette main et bientôt la serra de toutes ses forces entre les
deux siennes. Elle y trouva l’inépuisable chaleur brute qui s’en dégageait en
permanence, un réconfort immédiat. Elle eut pour lui des gestes tendres
et assidus, passant et repassant sans cesse ses doigts entre les siens, lui qui
ne pouvait livrer mot, pas un seul, juste sa main chaude. L’exacte expression
de lui-même.
Au-delà
des mots, dans leur immense silence, n’étaient plus que leurs souffles à tous
deux, perdus dans les souvenirs d’embruns atlantiques qu’ils avaient tant aimés.
Elle
se redressa. Ses admirables cheveux longs glissaient de part et d’autre de ses
épaules délicates, une cascade de sensualité dans laquelle il s’était si
souvent baigné, paume sur la nuque, les yeux fermés dans la senteur du vivre
vraiment. Il entendait son cœur battre à l’intérieur de lui. L’écho résonnait
toujours en arrière-plan, une chanson connue et aimée, mais qui lui demeurait inaccessible.
Elle
alla chercher ses yeux et leurs regards, leur résidence, se touchèrent enfin, deux
âmes s’effleurant avant de s’embraser. Elle eut le courage et la vertu de
reprendre la parole. Il lui sembla d’elle, à cet instant, d’inaltérable ne lui
rester que sa beauté.
-
Je
ne sais pas ce qu’il demeurera de nous, de ce que nous devions être, de cette
vie que nous devions bâtir. Il n’y aura peut-être pas ce que tous les autres
ont, cette vie réglée et douce, le quotidien des gens normaux.
-
Mon
amour…
-
Nous
ne serons peut-être que ça, notre amour et nos moments, toujours trop rares,
toujours trop courts. C’est ma seule vérité, je veux que tu le saches, plus que
tout le reste…
Il
se remémora les irrespirables temps de leurs premières étreintes, ce temple qui
ne pourrait en aucune manière ni s’affaisser, ni rompre et ni faillir. Elle était
toujours là, assise en face de lui et, à voir ce qui vivait dans ses yeux, l’amour
ne s’en était pas allé.
Ce
qui était parti, ce qui n’existait déjà plus, sans qu’aucun d’eux ne le valide
consciemment, c’était justement tout ce dont a besoin l’amour pour grandir, vivre et
perdurer, au-delà des impossibles passions et des ventres qui prennent feu.
Les
certitudes et le quotidien des « gens normaux » les avaient toujours
fuies. Depuis cinq minutes, depuis qu’elle avait parlé et donné une vie
tangible aux lignes brutales de son diagnostic, ils étaient maintenant privés
d’une projection vers un futur commun.
Il
se sentit vainement mourir, le pas d’une porte qui se ferme en grinçant. De
quel pouvoir disposait-il encore ? Il ne ressentit qu’un grand vide à
l’intérieur de lui, une période de dévastation dont il faudrait bien réussir à
s’extraire.
Il
se leva et alla chercher un CD, qu’il inséra dans le lecteur. Il envoya Again, la
longue symphonie d’Archive, leur hymne, le plu fort possible sur la chaîne Hi-fi.
L’arpège de guitare leur ouvrit instantanément un autre monde, un refuge où
rien de menaçant ne pouvait encore advenir. Il se rapprocha d’elle, lui toucha
le visage. Ils s’embrassèrent. Ils s’embrassèrent de longues minutes, jusqu’à
perdre haleine. Il buvait ses lèvres, elle avalait sa langue, la vie dans les
salives et les respirations coupées.
Il
vint en elle. Elle s’agrippa. La musique d’Again résonnait dans toute la pièce,
envahissant leurs âmes et leurs sexes mouillés. Durant le quart d’heure qui
suivit, rien ne les atteignit plus guère.
Il
se retira lorsque la chanson fut terminée. Il attrapa la télécommande et
ordonna la lecture du même morceau. Il revint, presque titubant, se placer
entre ses cuisses. La douleur n’existait plus. Ce n’était qu’un magma
rougeoyant, vif foyer de flammes bleues mêlant le désir à l’effroi, la
certitude du paroxysme atteint et du déclin qui s’en suivrait.
Il
sut, avec foi, qu’il ne leur restait que la fin d’une saison ou deux peut-être,
avant que les firmaments ne tombent au ras des terres, les inlassables qui se
lassent enfin, tout au bout de leur course folle. Il la regarda longuement,
chaque détail de son corps ouvert, avant de revenir en elle et de reprendre
possession de sa propre vie.
La
mélodie d’Again les enivrerait bientôt de nouveau. La chanson disait pourtant
ceci :
If I walk away from you and
leave my love, could I laugh again? You're killing me again, am I still in your head? You used to light me up now you shut me down…I'm
losing you again…
Si je m’éloigne de toi et te quitte mon amour, pourrais-je rire de nouveau ? Tu me tues encore une
fois, suis-je toujours dans ta tête ? Tu me donnais la lumière, maintenant
tu l’éteins…
Je te perds encore une
fois…