S’il fallait réinventer ce monde, par
quoi commenceriez-vous ?
Ne s’agirait-il que de quelques
ajustements, où la course folle que nous alimentons par milliards se verrait
contrainte dans son expression gargantuesque ? Serait-ce un âge où ce que
l’on entend des menaces qui planent sur nos modes de vie déchaînés, prendrait une
forme plus tangible ? En-serions-nous à admettre que la saison est venue,
où faire marche arrière devient la meilleure option pour avancer ?
Je ne sais en vérité rien des grandes
théories et des complots sous-jacents. J’ai vécu ma vie, guidé par l’amour, la
passion du progrès, la recherche de l’adrénaline, le refus de l’affaissement,
innervé aussi de ce quelque chose insaisissable, titanesque, ce vent entre les
êtres, qui devient la tempête des âmes laissées seules face à elles-mêmes,
lorsqu’elles contemplent leur insondable reflet lézardé.
Je n’ai pas les mots pour parler avec
justesse d’un événement qui touche des milliards d’êtres humains. Je ne suis pas
taillé pour cela. Je donne le change, lorsqu’il s’agit d’évoquer les intuitions
silencieuses du ventre, et les poèmes inspirés par le vacillement du
cœur.
Où gît la poésie dans un épisode comme
celui-ci ? Peut-être n’a-t-elle plus sa place ici-bas ? Ou peut-être
incarne t’elle le dernier rempart, face à l’implacabilité des chiffres et des
courbes exponentielles ?
La grande saison des prêches nous
guette. Ils clameront avec ardeur que tout cela était inévitable. Il parait que
l’homme est capable de changer lorsqu’il a peur. Aurons-nous assez peur, cette
fois ? Que voudrons-nous pour demain ? Que saurons-nous capables d’exiger
de nous-mêmes ? Qui saura répondre à ces immenses enjeux, individuels,
collectifs, sociétaux, économiques, écologiques, politiques ?
Et puis enfin, que valent nos élites ?
Sont-elles ce que vous voudriez qu’elles soient ? Devons-nous encore leur
donner notre assentiment ?
Combien, dans un parcours terrestre,
sont nombreux les retournements, les péripéties, les détours inattendus, les
espérances bafouées. Nous les nommons les choses de la vie. Elles nous font traverser
le Temps à pleine vitesse. Elles exigent parfois tant de ressources morales, de
résilience, de courage, d’humilité. Devrions-nous nous en plaindre ? L’étincelle
de vie qui nous alimente ne mérite-t-elle pas les apprentissages, et les
tourments qui disparaissent en un seul souffle, lorsque le Beau nous surprend
et nous emporte avec Lui ?
Je veux poursuivre mes rêves jusqu’au dernier
souffle, sans ignorer pourtant le Monde qui s’effondre sous mes yeux, de toutes
ces calamités dont nous l’affligeons. Croire en demain, c’est encore se fier à l’amour,
aux grands desseins, aux méritants, aux vieilles amitiés, à la filiation, à la
fratrie, aux idées neuves, aux plaisirs simples, à l’érotisme.
Il suffit d’allumer la télé : l’histoire
qui nous est contée n’est pas de cette veine. Certains songes antiques sont
inéluctablement voués à disparaître des écrans de nos mémoires. Tout le pouvoir
de la Bande Passante réside dans le simple fait d’Etre ce qu’elle est :
une énormité, une disproportion, une détonation universelle, qui inonde notre
conscience et submerge notre perception.
Jusqu’à hier, on ne distinguait plus
les signaux faibles des signaux forts. On les entendait, les énumérait, les
ingurgitait. On les voyait seulement menacer le seuil de nos portes inviolables,
nos certitudes, tels de vulgaires verrues informatives dissonantes. Nous frémissions
peut-être. Mais le constat est là : nous ne bougions pas. Le mal allait passer.
Il s’en irait, lui, après tous les autres, tandis que nous panserions avec
docilité nos quelques plaies superficielles ; de pleutres hématomes bleuis,
enveloppés délicatement dans de la fine Presse.
Il nous arrivait même de nous mettre d’accord
et de partager ces constats. De grandes instances se réunissaient chaque année pour
convenir à l’unisson d’un état d’alerte évident, plastronnant à l’effigie des
grandes Nations de ce monde des indicateurs de réduction des émissions carbone.
Oui, nous prenions lentement conscience qu’il faudrait peut-être décroître ou s’inventer
un nouvel essor, centré sur la ressource et non sur le profit, pour offrir à la
Terre et à nos enfants un avenir pérenne et décent.
Il faudrait éradiquer le plastique,
nettoyer les océans, dépolluer les rivières, les cours d’eau, les nappes
phréatiques, rendre aux humus et aux argiles leur essence originelle, sans
pesticides, phosphates, ni PCB.
Rappelez-vous. L’actualité était toute
autre voilà quelques semaines : les forêts du monde brûlaient. Des
continents entiers prenaient feu et partaient en fumées. Les flammes de l’enfer,
en direct à la télévision. Qu’allions-nous changer ? La déforestation à
grande échelle se poursuivait sans faillir, tandis que l’on arasait inlassablement
nos sols, que l’on triturait nos terreaux en les gavant de mercure, pour en extraire
or, métaux précieux et diamants. Allions-nous pour autant appuyer sur le bouton
« stop » ?
Dans un cycle où la modernité ne s’incarne
plus dans le progrès, mais dans l’agitation frénétique et la chute des équilibres
naturels fondamentaux, la dictature imaginée par Orwell a poursuivi, quant à
elle, imperturbable, sa mise en place progressive.
La liste est interminable : élections
de jeunes rois factices et fallacieux où l’on élit par carence, à défaut de voter
par conviction, matraquage des jeunes générations et des services publics, tous
deux sacrifiés sur l’hôtel hideux de la Nouvelle République, la Haute Rentabilité,
où le dividende versé vaut plus qu’un être humain.
Mais enfin, avez-vous cure des dérives
institutionnelles, qu’on institutionnalise à perpétuité ? Faut-il paupériser davantage ? Devons-nous
élever plus encore la conscience humaine, de ces décrets liberticides édictés
pour nous faire mieux vivre ?
Je n’écris pas un seul mot neuf. Je ne
fais pas sauter la banque. Voilà, je suis comme nous tous, pris dans un épisode
inestimable et bancal, où nous disposerions d’un temps nécessaire pour nous
pencher un peu sur nous-mêmes et nous interroger sur notre nature profonde.
En sommes-nous là, en ce moment fatidique,
où l’humanité devra décider de la manière dont elle voudra vivre ou disparaître ?
Au-delà des erreurs systémiques et des
trop nombreuses insuffisances gouvernementales, une certitude émerge : les jours
viendront où les contraintes actuelles disparaîtront. Nous retrouverons nos
amis, nos collègues, nos chéries, nos amants, et ce si merveilleux terrain de jeux
qu’est notre planète Terre.
Assurément, je reprendrai la voiture.
J’aurai certainement la sensation de revivre, dévorant vers de nouveaux
horizons, un asphalte vierge. Les sillons du ciel seront les Lignes écartelées d’un
champ des possibles inédit.
Il faudra ralentir un peu et se
souvenir de ces choses-là. De toutes ces choses qu’on oublie si vite,
lorsqu’elles ont fini de nous malmener. Il faudra se souvenir de ce que nous
sommes en train de vivre. Et se demander ce que nous pouvons entreprendre pour
que cela n’arrive plus jamais.
Mon esprit est un peu brouillé. Je ne
sais pas vraiment par quel bout le prendre. J’ai envie d’y croire. C’est ma nature.
Je ne me force pas pour cela. Mais il va falloir se forcer à quelque chose de
plus. Tous, et ensemble. Comme la voix du nouveau Monde que nous voulons bâtir et
léguer à nos enfants. On le leur doit. C’est le devoir de nos générations
réunies. Nous sommes les années 60, les années 70, les années 80, 90 et 2000. Nos
plus jeunes enfants n’ont pas dix ans.
Le mien aura onze ans en juin. Il est
né juste avant l’été, à l’aube, lorsque le monde encore endormi respire
sereinement de son prochain éveil. C’est un gentil gosse, facile à vivre. Certaines
de ses mèches blondes sont si claires, qu’elles ensorcellent les jolies coiffeuses.
Il aime le foot, l’équipe de France, et l’OM. On est allés plusieurs fois au Vélodrome,
avant que les terrains ne se vident et que les tribunes ne deviennent silencieuses.
Pour me faire plaisir, il me dit que Metallica est son groupe préféré. Mais il
écoute avec son demi-frère des artistes dont j’ignore même l’existence.
Que
puis-je faire pour lui ? Dès aujourd’hui ? Et demain ? Ne sommes-nous
pas face à l’obligation de répondre à cette question ? Quelques soient les
mot choisis et les raisons invoquées, cette charade trouve son énergie dans une
dimension humaine viscérale, là où gît notre nature, et où s’incarnera vraisemblablement
notre devenir.
Puisque les virus sont mortels,
changeons. Devenons des fragments terrestres. Laissons-nous aller à la
tentation d’éclore.