C’est
ainsi que les infimes histoires se bâtissent. Ce sont les grands récits de nos
vies anonymes. Ce sont ces instants qui façonnent notre traversée, ce que j’aime
à nommer notre légende personnelle. En plaçant le regard dans un prisme en
adéquation avec le bon état d’esprit, on peut déceler dans les petites
quotidiennetés une part de magie, une part d’une autre vérité, là où niche un fragment
du pourquoi de notre cheminement terrestre.
Je
me retrouvai à Beliche en ce jour de mai 2013, le cinquième et avant dernier
jour de notre trip avec Mike. J’avais atteint un état émotionnel rare, porté par
la force et la grâce d’un choix décisif. Le choix de toute une vie. A ce moment
précis, je venais de remonter au pic. La Weber me donnait pleine satisfaction. Plus
courte, plus rapide, plus maniable, elle s’adaptait mieux aux courbes de
Beliche, à ses creux et à mon état de forme. Cela faisait bien deux heures et
demie que j’étais à l’eau. J’avais attrapé énormément de vagues. Mais ma soif de
glisse n’était que peu entamée. J’étais serein, centré, détendu. Il suffisait
d’ouvrir les yeux. La baie, les falaises, la couleur des rochers, l’onde en
mouvance, si calme entre les séries, la lumière du jour descendant qui investissait
chaque élément terrestre, chaque particule d’eau.
Et
puis les hommes, autour de moi, tous mus par le même langage, la respiration de
la glisse, l’union des éléments du monde. Des visages éclairés, des regards concentrés,
parfois presque possédés, assiégés d’une énergie pure, souveraine. Ce n’était
pas une apothéose. Juste le monde tel qu’il était, dénué d’artifice. Le monde tel
que je le voyais et dans lequel j’aimais évoluer.
La
série surgit du fond de la baie, des lignes impeccables, un peu plus hautes que
les précédentes. Les trois premières vagues furent attrapées par d’autres
surfeurs, mieux placés que moi. Mais la ronde au pic me plaça idéalement pour la
quatrième. Je filai vers elle à toute vitesse, avant d’effectuer un cent-quatre-vingts
degrés au dernier moment, lorsque le mur d’eau fut presque sur moi. Quelques
coups de rame suffirent. Le drop fut
réussi et, après un bottom-turn effectué sur une trajectoire haute (toute première manœuvre consistant à s’orienter
vers le côté ouvert de la vague), je pris rapidement de la vitesse, en
effleurant de la main le vert de la paroi. La section ouvrit, tandis que la
vague me dépassait largement en taille. Le bruit de la navigation était
toujours aussi beau, un chuchotement musical enivrant, qui procurait à la
glisse un plaisir proche de l’extase.
L’intuition
naquit du ventre. J’entamai une dernière courbe, remontant sur le haut de la
vague dans le but de gagner davantage de vitesse. La trajectoire, dans la
descente, convenait parfaitement. La vague évoluait favorablement, creusant
sans s’effondrer. J’étais idéalement placé à l’inside, dans le cœur de l’épaule.
Les
rêves accompagnant un surfeur aussi irrégulier que moi ont le mérite d’être
simples. Je compris, à cet instant, que le temps était venu. Je me baissai sur
mes jambes. J’arrondis le dos, fixant toujours ce point inatteignable de la
lame d’eau translucide, dans la certitude d’une quête sur le point de s’achever.
J’allais obtenir tout ce que je recherchais depuis que j’avais repris le surf,
treize années auparavant.
Le
tube se forma, concentrique, lumineux, profond. Je rentrai en lui, sans aucune
difficulté. J’eus l’incroyable vision des rochers nappés d’algues fluorescentes
de la falaise de Beliche, au bout du tunnel vert émeraude. Le souffle prodigieux
du Monde m’aspira, avant de m’engloutir de toute sa liquidité. Cette éternité ne
dura que quelques secondes. Le temps d’une vie.
Je
me retrouvai à l’air libre, après avoir effleuré le sable au fond de l’eau, dans
la lumière épurée d’un certain bout du monde, enfin atteint. A cet instant, tout
ce qui dans ma vie m’avait blessé, torturé, tourmenté, sali, corrompu, amoindri,
n’existait plus. La laideur, la vilenie, la rancœur, le regret, la colère, la tristesse,
le ressentiment, tout cela, tout cela sans exception, venait de disparaître.
Je
ne pus que deviner, sans aucune certitude, ce que prendre un tube parfait pouvait
représenter pour les autres surfeurs. Durant ce bref intermède, où la
sensation investissait chaque part de mon être, je sus pourtant exactement
pourquoi je venais de faire plus de 1500 kilomètres pour retrouver Beliche. Au-delà
du raisonnable, des allures et apprêtements parfois trop faciles, des effets de
style superflus, au-delà d’une industrie mondiale en plein essor, demeurait le
regard joyeux de ce gosse, deux jours plus tôt, lorsque nous étions seuls à l’eau,
à partager et nous amuser de vagues minuscules.
Au-delà
de tous les mots, il existait, à l‘extrême sud-ouest du continent européen, dominée
par une falaise majestueuse, une plage d’Algarve nommée Beliche. Sa vague, venue
des grandes houles lointaines de l’Atlantique, venait de m’offrir, dans une
fraction d’éternité, la plus authentique rédemption de mon existence.