Nous sommes le 18 juillet 1984. Pour la première fois de ta vie, tu traverses l’océan Atlantique. Aujourd’hui, tu as exactement dix ans et demi. Assis à tes côtés, dans l’avion rugissant, est ton frère. C’est comme si la chanson que vous écriviez tous les deux depuis le début n’avait qu’un seul et même refrain : ce qu’il y à vivre, vous le vivez ensemble.
A cet instant, vous êtes très haut dans le ciel. La lumière de ce ciel là, vous ne l’oublierez jamais. Elle est écarlate, et elle écartèle tout. Elle a la couleur d’une aventure incroyable. La France, la Métropole, comme vous apprendrez bientôt à la nommer, est déjà loin derrière vous. Elle n’est déjà plus qu’un mirage qui va bientôt cesser d’exister.
De cette contrée pourtant, et malgré votre jeune âge, vous en connaissez déjà des paysages et des ambiances. Vous êtes nés à Paris. Toi, puisque tu es le plus jeune, tu te souviens seulement un peu de cet immense appartement, boulevard de Montmorency, dans le 16ème arrondissement. C’est le Paris des riches, où vivent les enfants qui peuvent faire du vélo dans un couloir interminable qui longe de part en part le luxueux logement, et qui sépare deux mondes. Les adultes d’un côté, les quatre enfants de l’autre. Ici, la dissonance n’existe pas. Tu es trop petit pour te souvenir que Papa n’est pas très souvent là et que Maman a des domestiques pour exécuter les tâches qu’à juste titre, ou juste condition, elle ne réalise guère. Des gens vous gardent et vous lavent, des gens font la cuisine, des gens font le ménage. Tout est sûrement parfait.
De Paris, tu te rappelles également quelques trajets en voiture, avec maman qui conduit. Et en arrière de ces scènes quelques peu désincarnées, les grandes bâtisses parisiennes et peut-être, en point d’orgue, l’Arc de Triomphe. Tu te souviens enfin de la chambre immense et des deux lits superposés qui se font face, le premier que tu partages avec ton frère et le second, occupé par tes deux sœurs et dans lesquels, certainement, vous vous adonnez ensemble à quelques jeux un peu coquins.
Cette ville là, tu la quittes vite. Tu as quatre ans. Ton frère et sa sœur jumelle en ont six et l’ainée est âgée de neuf ans. Vous quittez ce premier royaume pour en découvrir un second, plus vaste et merveilleux encore, incomparable, et dont vous gardez tous en vous bien plus, bien plus que les fugaces traces d’un monde urbain qui, de toute façon, n’est pas fait pour vous.
Le château de Dieuzie vous accueille, vous les tendres gamins, yeux écarquillés. Le château de Dieuzie, du haut de tes quatre ans à peine passés, est simplement quelque chose d’inimaginable. C’est ta nouvelle demeure, une bâtisse de trois étages et de quarante pièces. C’est une ile de neuf hectares, terre à la richesse et aux recoins incalculables, écuries royales et belvédère, cernée par les deux bras du Louet, qui plus tard vient se jeter dans la Loire. Dieuzie fut un château fort, bâti au XVIème siècle par un Sénéchal d’Angers, détruit par les anglais durant la Guerre de Cent Ans, avant d’être entièrement reconstruit au XVIIIème. A son apogée, Dieuzie fut même l’une des propriétés secondaires des rois de France.
Ce jour là, alors que l’Histoire s’est endormie au fil des âges et que tu ne sais rien d’Elle, un jardinier et sa femme vous accueillent, vous, les frais châtelains de Rochefort-sur-Loire, suivis de près par de nouveaux serviteurs, rassemblés sur l’esplanade démesurée, promontoire magnifique qui domine une pelouse qui deviendra bientôt le plus beau stade de foot du monde. Tous ces gens ne te connaissent pas encore. Tu ne les connais pas non plus. Tu restes un peu en retrait, derrière maman. Ils doivent espérer ne pas être tombés sur des peaux de vache. Mais pour toi, bien que tu te souviennes parfaitement de Diallo le cuisinier, un beau black à l’allure des grands hommes, aucun d’eux n’existe encore. Ce ne sont que des statues qui bougent vaguement, qui te saluent, mais qui s’effacent totalement devant la majesté neuve et presque hallucinatoire de ce nouveau chez toi. Comment ton père finance un tel achat ? La question ne se pose pas. La réponse se vit intégralement, tout de suite, sans même avoir besoin d’être prononcée. Tous les quatre, vous pénétrez un monde magique et il vous pénètre plus sûrement encore. Vous lui appartenez immédiatement.
Quatre années s’écoulent, emplies de simples miracles privilégiés, les ballades et les jeux d’été sans fin, les vipères vibrionnantes, les chevaux de ta mère et Paramaïbo, le majestueux étalon noir un peu inquiétant. C’est aussi le temps d’orages démesurés qui mettent à terre les arbres monumentaux que l’on pensait immortels, accompagnés de coups de tonnerre terrifiants, qui vous font vous réfugier dans le lit de maman, tous les quatre, sans omission.
- Il est où papa, maman ? Demandes-tu, tandis que la réponse est déjà connue depuis longtemps :
- Vous savez bien qu’il est à Paris pour son travail, mes chéris. Ça va aller les enfants, on n’a rien à craindre.»
- Il est où papa, maman ? Demandes-tu, tandis que la réponse est déjà connue depuis longtemps :
- Vous savez bien qu’il est à Paris pour son travail, mes chéris. Ça va aller les enfants, on n’a rien à craindre.»
Un véritable miracle se produit même, ce jour mémorable où Isabelle, ta sœur cadette, en se laissant glisser sur la rambarde de l’escalier entre le premier et le deuxième étage, bascule dans le vide juste devant toi et fait une chute de six ou sept mètres. Le temps s’arrête, le temps que tu figes la scène dans le cristal inaltérable de la mémoire, avant qu’elle ne vienne se fracasser la tête la première sur l’angle de la première marche en marbre, tout en bas, et qu’elle se relève aussitôt, sans même un bleu, seulement rougie par la honte et ce sang qui cogne les tempes, accéléré. Elle lance alors vers nous un merveilleux regard, la fratrie interdite et médusée, et nous dit, aussi consciente que possible de ce qu’il vient de se produire :
- Ça va, j’ai rien, je vous promets…
- Ça va, j’ai rien, je vous promets…
La vie a besoin de quatre années avant que ne se produise la première déchirure, le premier traumatisme. Ton père perd tout, brutalement. Si brutalement que cela doit être la règle dans le monde des hommes : on n’épargne pas même les rêves que font les gosses de celui que l’on met à terre. Dans les yeux que tu portes sur lui, rien pourtant ne disparaît. Ton amour, celui de la fratrie, tout reste intact. Le jour du départ, le jardinier pleure, en se retournant vers sa maison, les deux mains dans les poches d’un pantalon sali seulement par la terre qu’il cultivera bientôt pour un autre.
- C’est pas possible, dit-il, c’est pas possible ce qui arrive…
Oui, le vieux jardinier et ton père, bien qu’ils se soient souvent copieusement engueulés, sont devenus amis. Cela ne pouvait pas être autrement. Tu l’entends encore, le jardinier, de sa voix rocailleuse et tendre :
- Vot’ père, c’parisien qui passe ces week-ends à faire des confitures pour vous les gosses, nom de dieu ! Il n’peut pas être mauvais, M’sieur ! » Le jardinier a raison, il n’est pas mauvais ton père, il est seulement humain.
Oui, le vieux jardinier et ton père, bien qu’ils se soient souvent copieusement engueulés, sont devenus amis. Cela ne pouvait pas être autrement. Tu l’entends encore, le jardinier, de sa voix rocailleuse et tendre :
- Vot’ père, c’parisien qui passe ces week-ends à faire des confitures pour vous les gosses, nom de dieu ! Il n’peut pas être mauvais, M’sieur ! » Le jardinier a raison, il n’est pas mauvais ton père, il est seulement humain.
Pudique, le vieil homme tente de cacher ses larmes derrière les yeux rougis, mais il sait très bien, sous la lumière triste d’un jour comme celui-ci, que cela n’a pas trop d’importance. Il ne perd pas la face, à seule raison de ne pas être celui qui a chuté. Toi aussi tu pleures, parce que tu ne comprends rien à ce qui arrive, parce que même si tu te donnais une seule petite chance de comprendre, tu ne serais absolument, mais absolument pas d’accord.
Rien n’y change cependant. La grande et belle Peugeot blanche au cuir rouge a été remplacée par une quatre ailes et une super cinq. Papa prend la quatre aile, maman la super cinq. Et tout les six, épousant exactement la ruine du patriarche, vous reprenez la route.
Rien n’y change cependant. La grande et belle Peugeot blanche au cuir rouge a été remplacée par une quatre ailes et une super cinq. Papa prend la quatre aile, maman la super cinq. Et tout les six, épousant exactement la ruine du patriarche, vous reprenez la route.
Comme par enchantement, c’est une nouvelle magie qui succède à la divination. Elle est un peu plus diffuse, moins spectaculaire c’est vrai, mais tu l’admets au bout de quelques temps, bien réelle. Te voilà dans la Loire, dans les premières montagnes dominant le Chambon-Feugerolles, petite bourgade située dans la vallée de l’Ondaine, aux portes du parc naturel régional du Pilat, tout près de Firminy et à seulement 13 km de Saint-Etienne. Naturellement, tu iras une fois au stade Geoffroy Guichard avec ton frère et ton père, pour assister à la victoire de Saint-Etienne sur Nancy, obtenue assez peu glorieusement par le plus petit des scores, lors du championnat de France 1983. Ton frère et toi, petits chanceux, vous croiserez même Jean Castaneda à la sortie des vestiaires, ce génial gardien de buts et vous échangerez quelques mots avec lui. Cerise sur le gâteau, vous aurez même eu l’immense honneur de jouer sur la mythique pelouse lors des matchs d’ouverture.
Ainsi débute le temps de la montagne et de la forêt, le temps des grands arbres et des réveils en hiver avec plus d’un mètre de neige devant ton pallier. Le temps du grand chien Boule qui rentre dans vos vies, laissé à vous par ses maîtres qui l’abandonnent et qui le déposent dans un pleur silencieux et interminable. A son premier aboiement, bien des mois après l’avoir accueilli, tous les quatre vous hurlerez tellement de joie, qu’il se taira encore au moins aussi longtemps.
Tu joues au foot avec ton frère. Cela fait des années déjà que vous le faites, depuis que vous savez tous deux courir après un ballon. Vous imaginez et faites les matches en même temps, à haute voix. Vous alternez : une fois l’un est gardien pendant que le second attaque, et vous inversez les rôles ensuite. Bien sûr, Sainté et l’équipe de France gagnent à chaque fois :
- Michel Platini maaaaaaaaarque un buuuut fannnn-taaaaaaas-tiiiiiiiique et la France est chammmmmmmm-pionne du monnnnnnnnnn-deeeeeeeeeeeeeu !!!!!!
Tu adores jouer avec ton frère et tu fais les commentaires en même temps que tu trimballes le cuir un peu partout sur la pelouse du grand jardin, dans des trajectoires un peu folles, avant que tu ne lui décoches un tir très gentiment meurtrier. Vos parties sont si longues qu’il n’y a bien que la nuit et les appels de maman pour vous interrompre.
- Michel Platini maaaaaaaaarque un buuuut fannnn-taaaaaaas-tiiiiiiiique et la France est chammmmmmmm-pionne du monnnnnnnnnn-deeeeeeeeeeeeeu !!!!!!
Tu adores jouer avec ton frère et tu fais les commentaires en même temps que tu trimballes le cuir un peu partout sur la pelouse du grand jardin, dans des trajectoires un peu folles, avant que tu ne lui décoches un tir très gentiment meurtrier. Vos parties sont si longues qu’il n’y a bien que la nuit et les appels de maman pour vous interrompre.
Vous êtes des gosses. Vous êtes heureux d’être ensemble et vous criez comme le font les gosses de cet âge, la victoire de vivre étant encore et malgré tout, tout à fait incontestable. Une part de vous demeure inaltérée, inaliénable, irréductible. Toi, le plus petit d’entre tous, tu vis encore dans un monde qui n’est pas tout à fait réel, la petite enfance est déjà loin, mais n’est pas encore venu le temps d’avoir trop de doutes.
Quand bien des années se seront écoulées, tu te souviendras pourtant avec plus de force et de lucidité, surtout plus de compassion, que ton père a passé plusieurs mois ici sans même quitter sa chambre, tombé en complète dépression. Tu te souviendras que peu à peu, il reprendra vie, tandis que les premières grandes colères de ta mère seront apparues. Les premiers cris, les premiers coups, amorces et puis fissures, esquisses d’une lointaine mais néanmoins inévitable dislocation. Tu comprendras, seulement quand il sera temps, parce qu’un jour il faut bien obtenir les réponses aux questions que l’on se pose toute sa vie, que tout était déjà écrit. Dès lors que l’on avait appris à lire.
Deux nouvelles années passent ainsi, tandis que 1984, année de tes dix ans, s’est déjà manifestée et alors que tu as enfin obtenu le bateau pirate playmobil dont tu rêvais en regardant les petits livrets remplis d’images, tu entends bientôt parler d’un lieu lointain, où l’avenir peut encore s’écrire, même lorsque l’on a 59 ans.
C’est l’âge qu’a ton père, et c’est bien assez jeune pour, une fois de plus, tout recommencer. Sa colonne vertébrale s’est redressée, il a repris allure. Il redevient ton héro, bien qu’il n’ait jamais vraiment cessé de l’être. Il te promet un nouveau monde, il ne te ment pas. Il est sincère. Vous allez tous partir ensemble, quitter une nouvelle fois l’école et les copains. Mais qu’importe. Puisque vous écrivez l’avenir tous les six depuis toujours. Maman a l’air heureuse ; elle ne fait plus de grands gestes avec un couteau, ni des embardées avec la super cinq, quand vous quatre vous la poussez à bout. Là, elle s’arrête souvent au tabac pour vous acheter à ton frère et à toi les images Panini qu’ils manquent encore à votre album de foot. Vous ne le finirez jamais mais bientôt, vous n’en aurez plus rien à faire.
Avant de partir, tu fais quelques dernières grandes ballades avec le grand Boule, ton père, ton frère. L’été de la montagne cogne déjà et le chemin parcouru ne te semble pas invraisemblable. Tu es dans cet âge où tu vis ce qu’il se passe, ce qu’il survient, avec la sincérité de ceux qui ne décident pas, avec un élan interne qui ne répond pas à la même urgence de vivre. Devant toi, ce ne sont que des chemins qui descendent puis qui montent mais qui ne se réfèrent en rien à ce que l’on nommera plus tard, pour l’avoir digéré au fond du ventre puis transpiré par les pores de la peau, l’échec, la désillusion, la renaissance ou la victoire. Toi, quand tu perds au foot, tu pleures. Ton père, lui, ce sont les yeux qu’on ne voit presque jamais dans une vie de fils qui lâchent une matière viscérale et tue, la machine à être une longue histoire dont on ne veut pas encore écrire le dernier chapitre, celui du renoncement.
Ton père à tes côtés est calme et marche droit. Il se plaint parfois de ses genoux qui le font souffrir depuis toujours. Ton toujours à toi, puisqu’il avait presque 50 ans lorsque tu es né. Cela t’énerve un peu ; un père, ça ne se plaint pas ! Le grand Boule ouvre la route, arpente les recoins et les espaces volumineux, sûr de sa condition, maître en sa forêt. Son poil roux brille, son torse puissant lui permet de casser les assauts de n’importe quel clébard de chasseurs qui ose se pointer devant nous l’air menaçant. Boule n’attaque jamais, n’aboie presque jamais, ne mord pas. Mais il veille. Il a mis du temps pour vous aimer, mais maintenant qu’il vous aime, il le fait de tout ce qu’il est, de tout ce que son espèce lui a appris de bon, d’entier, de non négociable. Boule est un chien de bien, qui veille sur les siens à la manière d’un grand fauve des pays froids, où le sentiment ne s’acquiert que patiemment, pour ne jamais mourir ensuite.
Il fera le voyage lui aussi, ainsi que Nana, la siamoise un peu sauvageonne que tu avais pris dans tes bras au sortir de l’un des fourrés de Dieuzie, lorsqu’elle s’était humblement présentée à toi, la première caresse faite à cet animal un peu maigre devenant immédiatement la partie que tes parents allaient perdre une heure plus tard :
- Allez, on l’adopte ! Allez, on l’adopte, s’te plaît Maman, s’te plaît Papa !?
- Allez, on l’adopte ! Allez, on l’adopte, s’te plaît Maman, s’te plaît Papa !?
Le jour du départ, personne ne pleure. Bien des malles sont remplies et vous suivront dans votre voyage. Tu as dit au revoir aux voisins du hameau « La Garde », au revoir aux grands sapins et au chemin bordé par eux qui menait de la route à ta maison. Tu as dit au revoir à ton club de foot, où tes copains t’avaient parfois demandé, sans savoir que ça te déchirait le cœur :
- T’es venu avec Papy ?
- T’es venu avec Papy ?
- Non, c’est mon père, leur répondais-tu, sans trop baisser les yeux devant leurs regards insensiblement cruels qui te plaignaient un peu, comme des banderilles qui s’enfoncent là où tu apprends dans ton âme qu’avoir mal n’est parfois qu’une question de différence.
Mais ce jour-là, le jour du grand départ, tu n’as pas mal du tout. Tu es peut-être excité comme tu ne l’as jamais été. Ta famille et toi partez vivre en Amérique du Sud, et ce nom magique sonne telle l’appellation d’un bonheur que personne d’autre autour de vous ne pourrait jamais connaître. Quelle aventure ! Quelle magie !
Tes deux sœurs, ton frère sont, à peu de choses près, dans le même état que toi. Mais Laurence, ta sœur ainée, est sans doute un peu plus sage que toi, parce que les amitiés qu’elle avait nouées étaient déjà celles d’une adolescente, plus complexes à évincer que par les seules formules d’usage chez les gamins :
- Je ne t’oublierai pas. On va s’écrire. T’es mon meilleur copain ! »
- Je ne t’oublierai pas. On va s’écrire. T’es mon meilleur copain ! »
Pour le reste, il ne s’agit pas de logistique. Il ne s’agit pas de ce grand camion des déménageurs qui emmène toute votre vie ailleurs. Il ne s’agit pas d’un trajet au départ de La Loire, dont on ne sait plus rien, et qui te ramène enfin à Paris, là où tes premiers pleurs sont intervenus. Il ne s’agit pas de cet immense aéroport qui fait de toi un être encore plus minuscule que tu ne l’es déjà. Il ne s’agit pas de ces quelques heures d’attente que tu passes joyeusement avec ton frère, à lire dans les magasines le dernier Euro de football, mémorable, celui que la France vient de gagner, sa première victoire internationale, son euro, son platoche, son arconada. Les légendes s’écrivent aussi avec un ballon et une fin heureuse.
Il ne s’agit donc que d’une seule chose : tu quittes le sol français pour rejoindre son unique excroissance équatoriale, engloutie entre Brésil et Surinam, sur le continent sud-américain. Situé à 53 ° de longitude Ouest et 4 ° de latitude Nord, cet immense DOM de 91000 km2, vaste comme le Portugal, est cerné par des fleuves dont on ne connaît rien des légendes mais dont on apprendra au moins à connaître les noms, Maroni à l’Ouest, Oyapock à l’Est et, semblablement à une frontière invisible que tu ne verras jamais, perdus aux confins de l’Amazonie, les monts Tumuc-Humac, au Sud, résonneront et résonneront encore, telle une impalpable limite.
Tu poses encore quelques questions inutiles, parce que, finalement, aujourd’hui, tu as presque tous les droits :
- Où sommes-nous, maman ? Où allons-nous, papa ? Et une seule réponse vaut d’être donnée, celle que te fait ton père, d'une plaisanterie un peu solennelle qui fait mouche immédiatement :
- Là où tu n’auras plus jamais froid, mon fils.
- Où sommes-nous, maman ? Où allons-nous, papa ? Et une seule réponse vaut d’être donnée, celle que te fait ton père, d'une plaisanterie un peu solennelle qui fait mouche immédiatement :
- Là où tu n’auras plus jamais froid, mon fils.
L’avion a maintenant décollé depuis plusieurs heures. Le voyage ne touche pas encore à sa fin mais sa fin, le début de toute chose, approche et, peu à peu, devient inexorable. Prendre l’avion en 1984, c’est encore quelque chose. L’air qu’on respire en cabine est celui des évènements un peu exceptionnels et rien ne tend vers l’ordinaire. Les hôtesses sont magnifiques et souriantes, bien que tu t’en fiches encore éperdument, le service n’est pas illimité mais il est gracieux, les plats servis sont presque des petits plats. Les écrans de cinéma individuels, placés au dos du siège du voyageur assis dans la rangée juste devant toi, n’existent pas encore. On passe un film, peut-être deux et, en conséquence, les gens autour de toi, tes copains d’une seule fois, sont plus portés par l’échange que par leur propre chanson interne.
Il n’est pas si tard dans le ciel lorsque l’avion entame sa descente, presque imperceptible pendant longtemps, puis bientôt plus franche, une timidité qui s’amenuise. C’est ton frère qui te prévient d’un coup qu’il se passe quelque chose d’important : « Regarde en bas Olivier, regarde en bas, on voit vachement bien l’eau ! » Tu te précipites et tu l’écrases un peu sur le hublot. Tu aperçois effectivement beaucoup mieux la version sud-américaine de l’Océan Atlantique, l’épaisse couche nuageuse du premier espace venant effectivement d’être percée.
Ce dernier temps est néanmoins très légèrement interminable. Cela fait maintenant plus de 7 heures que vous naviguez par delà l’Europe et l’immensité bleue. C’est d’ailleurs cette dernière qui vous signifie en une drôle de manière qu’un fait important est en train de survenir, en cela que sa matière, d’un bleu profond, devient assez soudainement marron, sans autre adjectif. Ainsi, la côte guyanaise se découvre et c’est bien le premier évènement qui compte enfin. Les rivages marins sont enserrés par une large bande de vase, donnant au tableau une saveur déjà décalée. Non, ce ne sont pas les eaux turquoise que l’on aurait pu imaginer, dans lesquelles baignent des iles que tu apprendras plus tard être celles de Cayenne.
Mais ce qui te marque encore bien plus que les bancs de vases déversés sur la côte par les fleuves amazoniens, c’est l’Amazonie elle-même et le pouvoir qu’elle exerce immédiatement pour quiconque la regarde pour la première fois. Ce pays est une forêt, pas moins que cela. Ce que tu as pu deviner de la vie humaine n’a qu’à peine grignoté un monde végétal qui semble imperturbable. La canopée formée à la cime des grands arbres aboutit à un conglomérat si dense qu’il n’est certainement pas possible d’y pénétrer, sans s’équiper du meilleur des outillages.
L’avion a maintenant fini son demi-tour et tu n’as jamais été aussi proche du sol. Les villes que tu as vues ne ressemblent pas à celles que tu connais ; on dirait des hameaux collés gentiment les uns aux autres dans des consentements mutuels, seulement séparés par des parcelles de cette terre rouge, que tu nommeras bientôt latérite.
La grande machine à transporter les hommes s’est alignée sur l’axe de la piste d’atterrissage et plus elle descend, plus tu as l’impression qu’il n’y a rien autour d’elle. A l’impact, qui est assez rugueux, tu te dis en rigolant avec ton frère que ceci est bien en train d’arriver. La rêverie ne dure qu’une seconde ou deux, le temps que la plupart des passagers se mette à applaudir le commandant de bord pour son vol parfait, comme cela se fait encore si naturellement en ce temps-là.
L’avion s’arrête et tu trépignes d’impatience. La foule, qui est la plus métissée que tu n’aies jamais côtoyée, se met déjà débout, avant même que les portes latérales ne soient ouvertes. C’est justement un phénomène bien étrange qui se produit quand celles-ci sont mécaniquement désentravées. Ton pantalon de velours côtelé et ta chemise blanche réagissent comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Ils te collent immédiatement à la peau, sans que tu n’aies rien fait pour le provoquer. L’interaction équatoriale livre l’un de ses premiers marqueurs, son air, un souffle chaud si humide qu’il te féconde sans que tu ne puisses qu’acquiescer.
C’est bientôt à ton tour de descendre. L’avion s’est garé sur un parking à sa mesure, qui n’est qu’une péninsule d’asphalte d’où l’on vient très bien, puisque l’on en est encore éloigné, le modeste bâtiment principal de l’Aérogare, où depuis une terrasse au premier étage, un bon nombre de silhouettes agitent les bras en guise de bienvenue.
Tu aimes les symboles et tu les as toujours aimés. Aussi, lorsque tu fais ton premier pas sur le macadam américain, tu es pris d’une solennité juvénile mais franche. Tu marches encore un peu. Ta mère juste devant toi te tient encore la main mais tu la lâches doucement, puisque tu as enfin décidé de ce que tu allais faire. Alors tu t’arrêtes, tu mets un genou à terre, tu te penches en avant et, très furtivement, tu donnes un baiser à cette Guyane qui t’accueille enfin, et dont le nom ne résonne plus comme un rêve mais comme ta nouvelle réalité.
Et tandis que tu dois courir un peu pour rejoindre les tiens, tu ignores encore tout de ce qu'il va advenir. Tu ignores que tu vivras ici les plus belles années de ta vie et le plus grand des paradoxes, en cela que ce pays aura finalement la peau de ta famille.
Tu ne sais pas qu’on t’arrachera dans moins de sept ans à ces terres, qui seront pourtant, plus que toutes autres au monde, devenues tiennes. Tu ne sais pas que tu repartiras malgré toi, contre ta volonté farouche et vaine, comme une vie d’adolescent qu’on ampute, un corps et un esprit qu’on coupe en deux, un exil qui ne prendra jamais fin.
Tu ignores qu’un jour tu repartiras. Et par-dessus tout, tu ignores que tu ne repartiras jamais vraiment. Les terres ocre et oxydées, le Kourou magique, les skateurs, la rampe, le centre-ville, les Amaryllis, les chauds embruns de l’Atlantique mêlés à la sueur fluviale des palétuviers, l’air saturé aussi épais que de l’eau tiède, que tes poumons apprendront à respirer comme la seule matière possible, et le vert de l’Amazonie enfin, aussi abyssal et considérable que l’âme des hommes, tu ne les quitteras jamais.
Tu ignores que tu passeras ta vie à entreprendre là-bas presque tous les voyages que tu ne feras pas ailleurs. Sans le sous pour commencer ta vie d’adulte, tu accompliras ce voyage au prix d’un œil et de deux bras, car il sera celui à faire avant tous les autres, le seul à opérer qui en vaille vraiment la peine, parce que lorsque l’on quitte une part de soi-même, coûte que coûte, il faut bien trouver les moyens utiles et les temps profitables à la réunification. Bien plus tard, tu réaliseras ce voyage avec ton fils et ta famille, pour que ton père, le vieil indigène, sache plus encore que l’amour pour ce pays est aussi et avant tout l’amour d’un fils envers son père, la filiation au-delà des mondes qui s’écroulent et qui renaissent sans toi, au-delà des époques perdues que la plus résolue des hardiesses ne saura de toute façon jamais complètement combler.
Naturellement, tu ignores encore que tu entreprendras ce voyage une fois de plus, cette fois de plus accompagné par ton frère, Pascal, qui lui-même rompra ainsi une absence guyanaise de dix-sept années, pour réaliser ensemble le dernier geste, celui qui comptera sans doute plus que tous les autres, celui qui fera éternellement de vous ce que vous avez toujours été l’un pour l’autre. Des Brothers in arms.
Le jour même de votre arrivée, vous regarderez ainsi, l’un à côté de l’autre, le gentil black un peu indifférent ouvrir le sac congelé duquel émergera comme une épouvante le visage mort de votre père, du sang séché et froid à la commissure des lèvres. Vous vivrez chacun votre tour la grande crise de nerfs, les larmes innombrables et les sanglots plein de morve, toi avant lui, après avoir pour la première et ultime fois de ta vie embrassé son front gelé, pris dans tes mains ses mains à lui, qui te paraissaient si colossales dans tes souvenirs et qui te sembleront devenues si frêles ce jour-là. Il n’y aura plus que les quelques derniers mots d’un « au revoir papa », ceux d’une histoire dont tu sais encore pertinemment qu’elle fera toujours partie de toi. Quant à ton frère, il cèdera subitement aux pompes funèbres, deux jours plus tard, immédiatement après avoir choisi avec toi les mots de l’Epitaphe, la gravure de marbre, alors que tu seras toi-même dans ton temps fort, la configuration guerrière partout à l’intérieur de toi, l’une de tes meilleures et plus efficientes gymnastiques à surmonter les invraisemblables assauts de la vie terrestre.
Vous vivrez ainsi une dizaine de jours hallucinés, où la magie guyanaise saura s’emparer de vous, sans fioriture, sans avoir à jouer de drôles de pièces, mais dans l’unique vérité d’une chanson que vous aviez commencée à apprendre ensemble, en cet extraordinaire et inoubliable jour du 18 juillet 1984.
Derrière toi, les puissants moteurs de l’assourdissant aéroplane se sont tus et les pas que tu as faits sur le tarmac sont bien les seuls que tu as déjà oubliés. Au devant de toi, de ta fratrie, de ta lignée, n’est qu’une histoire commune, finalement universelle, dont tout reste encore à écrire. Mais ce Rochambeau où tout débute, sous la voûte d’un ciel dense et imparfait, pourtant te constitue et déjà te réalise. Ce Rochambeau fait de toi un guyanais, alors que la respiration du Monde ne se ressent bientôt plus que dans la seule file tranquille et légèrement excitée des voyageurs du jour, qui progresse doucement vers le prochain contrôle des douanes, où l’on étend de plus en plus nettement la voix masculine lancinante et molle, n’ayant de cesse de dire et de redire :
- Pièce d’identité, s’il vous plaît… Merci. Pièce d’identité, s’il vous plaît… Merci.
- Pièce d’identité, s’il vous plaît… Merci. Pièce d’identité, s’il vous plaît… Merci.
A mon père.
3 commentaires:
Punaise !
Les larmes ont coulées Bro....
Je n'avais pas encore vu ton texte. Que de souvenirs !!!!!
Merci pour ces mots.
Lov u ever
je viens de comprendre pour Brothers in arms....
et tant de chose que j'apprend peu à peu..de votre famille
cette arrivée à Rochambeau , pour nous novembre 83...J'étais "en Amérique du Sud, je me pinçais aussi pour y croire !!!
Si loin, si proche... Merci Annie
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