Nous
arrivâmes dans la nuit médocaine de février qui nous accueillait dans ses plus
parfaits atours d’hiver, un froid brumeux et humide. Il était 20h à peine
passés, les enfants et moi venions d’avaler nos 4 heures de route dans une
entente parfaite, en écoutant Placebo, notre inévitable référence commune lorsque
nous étions tous les trois en périple, mais aussi Smashing Pumkings, Smooth ou
le dernier album d’Archive.
Mon
ami vint évidemment à notre rencontre lorsque je garai la voiture. Il embrassa
les enfants, qui l’embrassèrent encore plus fort qu’il ne venait de le faire et
puis il chercha mon regard, que je lui donnai bien volontiers, avant que nous
nous prenions très longuement dans les bras l’un de l’autre. Cela faisait six
mois que nous ne nous étions pas vus, un intermède dans une véritable éternité.
Les
enfants, irradiés de ce bonheur plein et franc qui les prenait immanquablement
lorsqu’ils arrivaient ici, firent les fous jusqu’aux premiers pleurs
d’épuisement et puis les pâtes et puis dodo. Une
fois les enfants endormis, nous prîmes le temps de ne pas nous précipiter sur
nos brûlants sujets à tous deux, et, buvant quelques verres de vins, nous
préférâmes battre en retraite devant The Good, The Bad & The Ugly et les
immortels hymnes d’Ennio Morricone. Une fois couché dans un lit aux mille et un
contes passés, mes rêves ne furent qu’une seule et même lancinante chanson qui
ne me quitta guère jusqu’aux premières lueurs de l’aube, m’irradiant
de tout ce que le cœur devait bien rendre à l’âme, inéluctablement, aux heures où
il n’y avait plus quiconque pour monter la garde.
Je
me réveillai coupé en deux, pourtant dans la douceur des boucles blondes qui
sautaient déjà partout, mais incapable encore de déterminer ce qui de moi demeurerait,
et la place que prendrait ce qui devrait
partir. Tous les quatre, on joua bientôt au quatre vingt et un et chacun gagnait
tour à tour. Le temps semblait doux et bon, mais la dissonance interne devint
si forte que je finis par appeler ce magnétiseur que j’avais rencontré une fois
déjà, exactement six mois auparavant, lors de mon dernier périple médocain.
C’était un vieil homme incroyable, revenu d’entre les morts après un accident
cérébral majeur, depuis handicapé mais qui passait sa vie à guérir les maux des
autres. Lorsqu’il me vit, il me fit simplement asseoir dans le même fauteuil et
il commença à faire tourner son pendule au dessus de ses planches médicales,
tout en se frottant le bras. Il fit très vite la grimace.
-
Vous vous êtes brûlé à l’intérieur en six mois, me dit-il sans détour, et
maintenant il va falloir arrêter de fumer.
-
Oui, lui-répondis-je, je sais, c’est exactement ce que j’ai accompli.
Alors
il me donna des conseils et une marche à suivre. Il parlait de moi comme d’un
livre ouvert et, au lieu de me faire pleurer, il me soulageait déjà. Il me
garda presque une heure avec lui, toujours à m’ausculter par le biais de ses
planches et de son pendule et il finit par me dire :
-
Tout le reste du corps est bon. Vous êtes solide et ça va aller.
Je
repris la voiture et je n’allumai pas de cigarette cette fois-ci. Imani
chantait dans la voiture, les voix des enfants qui l’accompagnaient offraient
plus d’émotion encore que ne le faisait déjà son propre timbre et, le rebond
des voix mêlés, les enfantines et celle de la grande dame, finissait toujours
par aller se nicher au plus droit profond de votre propre moelle. Alors je
me mis à chanter avec eux : « Take care of the One you love, take care of
the One you need… Take care of of the One who needs you most, take care of the
One you love… Et là, au bout de
quelques minutes et d’un inévitable replay, il fut assez simple de lâcher prise.
Revenu
à la maison et après un bon goûter, le soleil étant enfin de la partie, nous
habillâmes chaudement les enfants après avoir établi la liste des courses
indispensables à notre séjour, courses que nous entreprendrions à notre retour.
Je pris la route de l’habitude mais mon ami m’indiqua un autre chemin. Nous
quittâmes donc Soulac par le Nord et prîmes la route du Verdon. Au bout d’un
nombre de kilomètres que nous garderons secret, il me fit tourner sur la
gauche, un virage serré qui donnait immédiatement sur un chemin de terre
défoncé. Nous évitâmes bien des ornières
mais pas toutes, et nous écrasâmes les deux voies ferrées jaunies par la
rouille, avant de nous garer sur un parking de sable. Ces dunes m’étaient
inconnues. En presque douze ans de Médoc, je n’étais jamais venu ici.
Je
pris le ballon de foot dans le coffre de la voiture et les enfants déjà
s’ébrouaient vers la côte. La lumière du ciel était de celle qu’on ne fréquente
qu’en hiver, poreuse, dénuée de tout artifice. Une grande baie s’offrit bientôt
à nos yeux et le phare de Cordouan perçait légèrement dans les brumes du large,
le seul monument des hommes dans l’immensité.
Nous jouâmes tous les quatre au foot, sans ne s’intéresser immédiatement
à l’objet de notre visite. Ce moment ne tarda pas.
-
Je voulais te montrer cette vague, me dit mon ami. Elle est encore moins connue
que celle du Petit Chemin. Tu vois ces rochers, et la digue brisée, là-bas, sur
ta gauche ? Je l’ai appelée The Wall…
Deux
pics fonctionnaient. Deux gauches, proches du rivage, à portée de main. Il
était aisé d’en voir la mouvance, d’en deviner la force et d’en comprendre la
courbe. Les pics étaient réguliers, formaient presque toujours au même endroit
et la vague, une fois qu’elle s’était suffisamment rapprochée du bord, se
jetait rapidement mais ne fermait pas. Elle ouvrait et suivait fidèlement le
banc de sable. Une vague rapide et creuse, vierge de tout surfeur. Je regardais
ainsi vivre le monde pendant plusieurs minutes et, parmi les rochers qui
bordaient les écumes, je me rendis compte que j’avais envie d’aller à l’eau.
Enfin, cela venait. Je souris à mon ami et lui dis simplement :
-
On
revient là demain.
Il
me rendit le même sourire et notre cause était entendue. Je pris 85 photos en
deux heures. Les enfants, les vagues et les reflets que faisaient avec eux
l’eau et la lumière du soleil. Puis je m’éloignai un instant du reste de la
troupe et je me rapprochai de cette digue enfouie dans le sable et ravagée par
les vagues qui venaient inlassablement se briser et exploser contre elle. Pour
la première fois, mes yeux s’arrêtèrent longuement sur l’horizon. Je ne l’avais
pas fui jusqu’alors, j’avais simplement laissé venir ce moment. Elle était là,
ma Ligne et elle me renvoyait exactement ce qu’elle m’avait toujours renvoyé.
Je lui appartenais, puisqu’il était si simple aujourd’hui de reconnaître que je
m’étais toujours recherché en Elle, dans son immuable sérénité, au-delà des
tempêtes qu’elle peut elle-même engendrer et faire croître, au-delà de ces
hommes qui s’y soumettent, non par choix, mais parce que leur propre humanité
les y conduit et les y pousse, parfois avec une ferveur inégalable. Si la
tempête a son caractère propre, si, intrinsèquement, elle est violente et
égoïste, elle n’est pas mauvaise pour autant. Elle n’en fait simplement qu’à sa
tête et, lorsqu’elle se retire, il n’est bien que la Ligne qui demeure encore,
telle qu’on l’avait laissée et, peut-être, telle qu’on l’avait perdue de vue.
Nous
sommes rentrés et nous avons fait les courses. Un bon repas, un dessin animé.
Cela fait plusieurs heures que tout le monde dort. Et voilà maintenant ce que
je sais : demain, nous nous lèverons avec cette idée en tête. Il ne fera
que froid au début de la journée mais le soleil peu à peu deviendra notre
allié. Demain, les vents souffleront d’Est toute la journée et les coefficients
seront de 99 le matin et de 96 le soir.
La houle, orientée Sud-ouest, oscillera entre 1m80 le matin et 1m20 en
fin de journée et nous offrira des périodes de 13 à 16 secondes. Demain, la
marée sera basse à 12h00 et haute à 18h11. Demain, nous profiterons donc de ce court
temps d’après-midi légèrement réchauffé et de ces conditions stables pour
reprendre cette même route du nord qui nous avait menés ce jour à cette baie où
j’ai découvert The Wall. Sur la plage, nous ne rencontrerons personne et nous
aurons enfilé nos combinaisons d’hiver près de la voiture, avant de fouler le
sable froid. Nous porterons des gants, des chaussons et une cagoule et, accoutrés
ainsi, nous ferons rire les enfants. Demain, je retrouverai la Ligne et, en
Elle, les lignes surgiront. Demain, il existera encore quelque part sur la côte médocaine un peu de cet homme de bien, qui croyait sans doute que les grands
rêves font les grands hommes, alors que ce sont les grands hommes qui bâtissent
les grands rêves. Demain, nous surferons The Wall et, faisant face au soleil, à
la Ligne et à ce que nous sommes, tout sera à sa place à cet instant.