Je
voudrais que tu sois là. A mes côtés. Je t’ai vu verser des larmes ce dimanche.
Il m’a semblé que j’aurai dû te prendre dans mes bras et te serrer contre moi.
Pour te dire très doucement, en allant chercher l’odeur intime de ta nuque, que
je serai avec toi si tu le décidais…
Trois salves de mots plus
tard, rien n’a changé. Sauf ce chiffre au bout des deux mille, qui démontre que
le compteur tourne et qu’il nous baise sans doute plus sûrement à chaque
nouveau tour. La douleur du monde peut-elle être contenue dans un seul ventre ?
Ou faut-il s’affranchir de sa propre peine pour avoir ne serait-ce qu’une
infime chance d’en appréhender la contenance universelle ?
Je suis impuissant face à
ce défi qui consiste à être. L'amour est quelque part, en fuite. La rédemption
elle aussi se dérobe. Peut-être sont-ils tous deux partis en ballade. Une
longue promenade, silencieuse et nécessaire, afin que je mesure finalement le
poids de leur absence. Ne soyez pas trop
longs !
Il faudrait encore avouer
ne plus exister qu'au travers de réminiscences approximatives. Aurai-je
encore le droit d'aimer une fille de 20
ans ? Je pense que non. Mais je suis sûr du contraire...
Elle conduisait la voiture
et le temps était gris et pluvieux. J'étais en pleine montée de MDMA. Mais je
contenais ses vagues avec une certaine sérénité. Elle, à mes côtés, semblait
triste et l'était sans doute vraiment. Son regard si profond ne ravalait que
partiellement les larmes, de sorte que je n'avais plus qu'à m'y jeter, avec ma
chair inaltérable d’enivré. Elle était ma bien-aimée, sans que je ne lui dise
et sans que je ne parvienne toutefois à le lui cacher entièrement. Comme il fallait être fou pour
ne pas crier, ou lui dire un peu plus bas :
- Je me sens aux côtés de
la femme qui doit être à mes côtés. A mes côtés en ce jour où tout recommence
puisque les chiffres changent, mais où rien n'est neuf. Car si je faute encore avec la même ardeur,
celle d'un effronté un peu futile, je ne
souhaite pourtant pas autre chose qu'une vie certaine, bien bâtie, armée d'une
tête conquérante reposant sur des épaules fermes, et doté d'un cœur puissamment
capable de battre encore la chamade sans dérailler. Être assoiffé de toi sans
souffrir, ma bien-aimée, comme on l'entendrait peut-être dans un conte imaginé
pour des adultes consentants.
Ma bien-aimée, ça sonne un
peu cloche. Mais ça sonne. La route a filé comme un mirage et à la station, je
n'ai pas réussi à dévisser le bouchon du jerrican d'essence. Elle s'est moquée
et a dit :
- Ben Didi, t'es pas
dégourdi ! Ou c'est peut-être moi qui aie dit :
- Je ne suis pas
dégourdi ! Alors elle m'a montré :
- Tu enfonces et après tu
dévisses, enfin quoi !
Alors j'ai versé les dix euros
d'essence dans le jerrican et on est reparti.
Et je n'avais pas honte. Parce que je l'aimais dans le silence de la
grisaille du nouvel an et que je n'avais pas à rougir de mon incapacité à
savoir quoi en faire de cet amour, comme de dévisser ce bouchon d'essence, ou
comme de mener ma vie correctement, au bas mot. Trois salves de mots ne
suffisent pas à taire les maux. Elle m'a dit hier soir au téléphone :
- Il faut que j'accepte la
beauté autour de moi, afin qu'elle ne me fasse plus mal. Les belles choses me
rendent pessimistes.
- Oui, j'ai répondu,
il faut leur laisser une chance.
Et il suffisait que je lui
dise cela pour qu'au fond de moi mon ventre ne se déchire de nouveau. Ces mots
me parlaient, en la résonnance d'un autre moi-même, ancien mais que je n’avais
pas pu oublier. Il faut faire confiance à son ventre, quand il ne se réfère pas
à l'état présent.
Les mots se sont tus maintenant. Je suis seul et les
bruits sont ceux d'un frigo en bon état de marche. Myriam, qui n'a pas vingt
mais trente ans et quelques poussières, ne ronfle plus à côté de moi. Elle est repartie. Et moi je vais
aller dormir et m'agiter.
Elle a passé une nuit ici,
pour récupérer et réparer son camion tombé en panne lors de son dernier périple
toulousain, une semaine plus tôt. Elle avait alors passé trois nuits chez moi,
dont deux dans mon lit. On avait bu des bières et fumé des joints chaque soir,
mais on n'avait pas fait l'amour. Ça voulait sans doute dire qu'on était potes.
Une extraterrestre elle
aussi. C'est pour ça : les extraterrestres ne se reproduisent pas entre eux.
Ils errent tout seul, jusqu'à à la fin des temps, en espérant qu'un autre alien
leur ressemblera suffisamment pour accepter de partager la croix. Mais on ne s'affranchit pas de ça non
plus : les autres aliens, ils t'emmènent avec eux aussi loin qu'ils savent
le faire, sans autre destination à proposer qu'un très joli nulle part.
C'est Eli qui a tenté de
changer le démarreur ce matin. Il s'est fait jeter au matin du 31 décembre,
histoire que 2006 ne soit pas gâchée dès le premier jour. Il est bien ce
type. Mais ça non plus, ça n'a
jamais rien empêché.
Myriam m'a laissé un beau
morceau de foie gras dans le frigo, ainsi que quelques petits bouts de shit et
une cigarette en morceaux, soigneusement
déchiquetée afin que je ne puisse la fumer. Mais j'ai quand même fumé le plus
grand morceau dès que je suis rentré chez moi et que je l'ai découvert, tout à
l'heure.
Elle a également laissé une
carte postale pour le Shaman, une photo prise en Chine, d'une scène agraire, où
la sérénité et l'harmonie semblent partout, en la moindre parcelle de lumière
et dans le reflet des yeux sombres du buffle d'eau et dans ceux aussi des
hommes couverts de chapeau de paille. La carte est agrémentée d'un
proverbe chinois qui dit : agir pour le meilleur, se préparer au pire,
prendre ce qui vient.
Je sais que Myriam a
soigneusement choisi cette carte pour que celle-ci s’accorde heureusement à la
collection du même type, qui orne l'un des murs du restaurant. La carte fera plaisir à Ivan, à coup sûr.
Enfin, Myriam m'a laissé un
mot sur la table basse du salon. Elle y a écrit des mots gentils qui ne sont
pas tout à fait vrais et les conseils d'une grande sœur peut-être au moins
aussi paumée que le cadet qu'elle voudrait éclairer.
Mais je n'ai fumé que trois
vraies cigarettes aujourd'hui. Cela doit faire au moins trois ans que je n'ai
pas fumé aussi peu. Tenter d'arrêter de fumer, ça fait venir les larmes plus
facilement. Après avoir arrêté de fumer, de pleurer et d'écrire pour tenter de
comprendre pourquoi je pleure, je pourrai toujours me rallumer une clope en
prenant la main de ma bien-aimée à qui
je dirai par exemple :
- Tu te rappelles cette
fois-là, quand le chiffre au bout des deux mille avait une fois de plus
basculé, nous n'étions que deux esquisses alors, comme j'avais été incapable de dévisser le bouchon du jerrican d'essence ?
Elle répondrait dans un
rire furtif et un ton finement sentencieux :
- T'es pas homme à marier,
ça c'est sûr ! Et puis de m'embrasser comme ça, en prenant ma lèvre supérieure
entre les deux siennes, avant d'ajouter :
- Mais c'est pour ça que je
t'aime, mon amour !
Alors elle plisserait un
peu les yeux, dans l’exacte maîtrise de ce qu'elle chercherait à produire, à m'envoyer
comme ça dans l'estomac toute l’irrésistible lumière de son regard pourpre et,
comme ils savent si bien le faire parfois dans les films, m’annoncer ainsi sans
un mot de plus la fin des époques où l’on a mal au ventre.