jeudi 16 mai 2013

Jerrican


Je voudrais que tu sois là. A mes côtés. Je t’ai vu verser des larmes ce dimanche. Il m’a semblé que j’aurai dû te prendre dans mes bras et te serrer contre moi. Pour te dire très doucement, en allant chercher l’odeur intime de ta nuque, que je serai avec toi si tu le décidais…

 Trois salves de mots plus tard, rien n’a changé. Sauf ce chiffre au bout des deux mille, qui démontre que le compteur tourne et qu’il nous baise sans doute plus sûrement à chaque nouveau tour. La douleur du monde peut-elle être contenue dans un seul ventre ? Ou faut-il s’affranchir de sa propre peine pour avoir ne serait-ce qu’une infime chance d’en appréhender la contenance universelle ?

Je suis impuissant face à ce défi qui consiste à être. L'amour est quelque part, en fuite. La rédemption elle aussi se dérobe. Peut-être sont-ils tous deux partis en ballade. Une longue promenade, silencieuse et nécessaire, afin que je mesure finalement le poids de leur absence.  Ne soyez pas trop longs !

Il faudrait encore avouer ne plus exister qu'au travers de réminiscences approximatives. Aurai-je encore  le droit d'aimer une fille de 20 ans ? Je pense que non. Mais je suis sûr du contraire...

Elle conduisait la voiture et le temps était gris et pluvieux. J'étais en pleine montée de MDMA. Mais je contenais ses vagues avec une certaine sérénité. Elle, à mes côtés, semblait triste et l'était sans doute vraiment. Son regard si profond ne ravalait que partiellement les larmes, de sorte que je n'avais plus qu'à m'y jeter, avec ma chair inaltérable d’enivré. Elle était ma bien-aimée, sans que je ne lui dise et sans que je ne parvienne toutefois à le lui cacher  entièrement. Comme il fallait être fou pour ne pas crier, ou lui dire un peu plus bas :

- Je me sens aux côtés de la femme qui doit être à mes côtés. A mes côtés en ce jour où tout recommence puisque les chiffres changent, mais où rien n'est neuf.  Car si je faute encore avec la même ardeur, celle d'un effronté un peu futile,  je ne souhaite pourtant pas autre chose qu'une vie certaine, bien bâtie, armée d'une tête conquérante reposant sur des épaules fermes, et doté d'un cœur puissamment capable de battre encore la chamade sans dérailler. Être assoiffé de toi sans souffrir, ma bien-aimée, comme on l'entendrait peut-être dans un conte imaginé pour des adultes consentants. 

Ma bien-aimée, ça sonne un peu cloche. Mais ça sonne. La route a filé comme un mirage et à la station, je n'ai pas réussi à dévisser le bouchon du jerrican d'essence. Elle s'est moquée et a dit :

- Ben Didi, t'es pas dégourdi ! Ou c'est peut-être moi qui aie dit :

- Je ne suis pas dégourdi ! Alors elle m'a montré :

- Tu enfonces et après tu dévisses, enfin quoi !

Alors j'ai versé les dix euros d'essence dans le jerrican et on est reparti.  Et je n'avais pas honte. Parce que je l'aimais dans le silence de la grisaille du nouvel an et que je n'avais pas à rougir de mon incapacité à savoir quoi en faire de cet amour, comme de dévisser ce bouchon d'essence, ou comme de mener ma vie correctement, au bas mot. Trois salves de mots ne suffisent pas à taire les maux. Elle m'a dit hier soir au téléphone :

- Il faut que j'accepte la beauté autour de moi, afin qu'elle ne me fasse plus mal. Les belles choses me rendent pessimistes.

- Oui, j'ai répondu, il faut leur laisser une chance. 

Et il suffisait que je lui dise cela pour qu'au fond de moi mon ventre ne se déchire de nouveau. Ces mots me parlaient, en la résonnance d'un autre moi-même, ancien mais que je n’avais pas pu oublier. Il faut faire confiance à son ventre, quand il ne se réfère pas à l'état présent.

Les mots  se sont tus maintenant. Je suis seul et les bruits sont ceux d'un frigo en bon état de marche. Myriam, qui n'a pas vingt mais trente ans et quelques poussières, ne ronfle plus à côté  de moi. Elle est repartie. Et moi je vais aller dormir et m'agiter.

Elle a passé une nuit ici, pour récupérer et réparer son camion tombé en panne lors de son dernier périple toulousain, une semaine plus tôt. Elle avait alors passé trois nuits chez moi, dont deux dans mon lit. On avait bu des bières et fumé des joints chaque soir, mais on n'avait pas fait l'amour. Ça voulait sans doute dire qu'on était potes.

Une extraterrestre elle aussi. C'est pour ça : les extraterrestres ne se reproduisent pas entre eux. Ils errent tout seul, jusqu'à à la fin des temps, en espérant qu'un autre alien leur ressemblera suffisamment pour accepter de partager la croix.  Mais on ne s'affranchit pas de ça non plus : les autres aliens, ils t'emmènent avec eux aussi loin qu'ils savent le faire, sans autre destination à proposer qu'un très joli nulle part.

C'est Eli qui a tenté de changer le démarreur ce matin. Il s'est fait jeter au matin du 31 décembre, histoire que 2006 ne soit pas gâchée dès le premier jour. Il est bien ce type.  Mais ça non plus, ça n'a jamais rien empêché.

Myriam m'a laissé un beau morceau de foie gras dans le frigo, ainsi que quelques petits bouts de shit et une cigarette en morceaux,  soigneusement déchiquetée afin que je ne puisse la fumer. Mais j'ai quand même fumé le plus grand morceau dès que je suis rentré chez moi et que je l'ai découvert, tout à l'heure.

Elle a également laissé une carte postale pour le Shaman, une photo prise en Chine, d'une scène agraire, où la sérénité et l'harmonie semblent partout, en la moindre parcelle de lumière et dans le reflet des yeux sombres du buffle d'eau et dans ceux aussi des hommes couverts de chapeau de paille. La carte est agrémentée d'un proverbe  chinois qui dit : agir  pour le meilleur, se préparer au pire, prendre ce qui vient. 

Je sais que Myriam a soigneusement choisi cette carte pour que celle-ci s’accorde heureusement à la collection du même type, qui orne l'un des murs du restaurant.  La carte fera plaisir à Ivan, à coup sûr.

Enfin, Myriam m'a laissé un mot sur la table basse du salon. Elle y a écrit des mots gentils qui ne sont pas tout à fait vrais et les conseils d'une grande sœur peut-être au moins aussi paumée que le cadet qu'elle voudrait éclairer.

Mais je n'ai fumé que trois vraies cigarettes aujourd'hui. Cela doit faire au moins trois ans que je n'ai pas fumé aussi peu. Tenter d'arrêter de fumer, ça fait venir les larmes plus facilement. Après avoir arrêté de fumer, de pleurer et d'écrire pour tenter de comprendre pourquoi je pleure, je pourrai toujours me rallumer une clope en prenant la main de ma bien-aimée  à qui je dirai par exemple :

- Tu te rappelles cette fois-là, quand le chiffre au bout des deux mille avait une fois de plus basculé, nous n'étions que deux esquisses alors, comme j'avais été  incapable de dévisser le bouchon du jerrican d'essence ? 

Elle répondrait dans un rire furtif et un ton finement sentencieux :

- T'es pas homme à marier, ça c'est sûr ! Et puis de m'embrasser comme ça, en prenant ma lèvre supérieure entre les deux siennes, avant d'ajouter :

- Mais c'est pour ça que je t'aime, mon amour !

Alors elle plisserait un peu les yeux, dans l’exacte maîtrise de ce qu'elle chercherait à produire, à m'envoyer comme ça dans l'estomac toute l’irrésistible lumière de son regard pourpre et, comme ils savent si bien le faire parfois dans les films, m’annoncer ainsi sans un mot de plus la fin des époques où l’on a mal au ventre. 


3 commentaires:

chris a dit…

Comme à son habitude, Olivier nous transporte dans son univers avec force et tendresse...un vrai petit bonheur !

Olivier Brugerie a dit…

Et j'avais oublié de te remercier Chris...

Unknown a dit…

Whenever I read Your Post Allways got Something New
Jerrican

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