samedi 27 avril 2013

Les Fragments Incompressibles. Pt. 5 - Les bâtisseurs de rêves

Samedi 27 septembre 2003, 11h49 – Terrasse de papa, Kourou.




C’est un anniversaire qu’il faudra taire aujourd’hui. Le vague à l’âme est revenu non trop soudainement mais avec le bruit tambourinant de mon cœur une nouvelle fois en mouvance. Mon départ approche. Je suis ici mais une part de moi déjà s’y soustrait, comme s’il n’y avait d’autre choix que celui d’éparpiller sa vie en des fragments d’une solitude inavouée, dont je ne sais que faire.


Vivre ma vie sans restriction me demanderait sans doute d’échapper à ma nature de chevalier à la bannière floue, indistincte.


Il y a un an, débutait pour moi le temps d’un naufrage total et certain, dont je ne mesure aujourd’hui qu’à peine les incidences. Il me semble toutefois que ma morphologie humaine en a été modifiée, du moins partiellement. Peut-être plus apte à tolérer ce qui diffère ou chagrine chez autrui, mais dangereusement moins capable de discerner, quand il s’agit de ma personne, la voie à suivre, l’instinct auquel il faudrait se fier, enfin les pièges intrinsèquement liés à mon être et qu’il me faudrait absolument contourner.


Le temps passe irrémédiablement et sa course m’effraie. Je ne dompte que trop peu ses mécanismes. Je recherche l’équilibre et la sérénité mais je ne trouve que par instant, comme lors de ce séjour, les réponses utiles et nécessaires à l’instauration de cet état d’être. Il me semble aussi transformer trop facilement les réponses que j’obtiens en nouvelles questions ; c’est une dynamique inlassable, dont je tire ma substance et qui m’épuise autant qu’elle me régénère.


Ho ma Guyane, comme je te quitte déjà, la douleur qui me brûle le ventre s’adoucie néanmoins d’elle-même, car elle sait pertinemment que ce déchirement ne revêt en aucun cas un caractère définitif. Te quitter aujourd'hui, c’est te revenir demain.

Les mots sont revenus avec toi, en te respirant de nouveau. C’est le gage d’une histoire enracinée, à laquelle il n’est besoin de rajouter nul artifice. Les Grandes Équinoxes, ici on les a tous vécues. Elles nous ont renversés, elles nous ont fait manger le sable, elles nous ont arraché nos maillots de bain et, dans la bastringue, nous ainsi ont ensemencés.

Les pays et les nations ne sont rien sans les hommes. Aussi, si nous en rencontrons une kyrielle infinie au cours de notre vie, il y a parmi nous deux espèces qui me touchent plus que toutes les autres : les bâtisseurs de rêves, les architectes.


Les derniers mots de ce voyage seront donc pour toi, architecte. Les gens que l’on aime le plus sont aussi ceux qui nous tuent. Mais ce n’est pas la règle. La règle s’écrit d’elle-même, dans ce que l’on entreprend et dans la conviction que l’on met à entreprendre. La trahison n'est qu’un mot de plus. J’écrirai peut-être ce livre, puisqu'il est certainement l’une des raisons pour lesquelles j’ai vécu ce que j’ai vécu en te côtoyant. Je n’ai pas pu aller au bout, je n'en n’ai pas eu la force et ni le courage. Mais il est là, en moi. Je le porte désormais, telle une organique machine qui s’est logée dans mon ventre, là où l’animal gît, dans sa constitution primaire aujourd'hui fécondée.

Notre histoire est celle des bâtisseurs de rêves et des architectes, ceux qui matérialisent une seconde réalité, une réalité cachée dans l’esprit et dans le ventre, et qui ne demande qu’à jaillir de nous. Le temps viendra où d’autres réponses seront données. Mais ce temps n’est pas encore venu. 

Aujourd'hui, là où maintenant je réside, en la maison de mon père et depuis sa terrasse, cerné par ses plantes, ses fleurs, son second souffle, j’ai les yeux ouverts et je regarde de toutes mes forces partout autour de moi. Je suis enrichi d’un immense cadeau, celui d’une certitude originelle enfin recouvrée, après cinq longues années : je vibre et je ressens ce pays dans un idiome incontournable et unique, celui qui concentre en lui ce pourquoi je suis fait.
  


Fin du premier voyage.


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