vendredi 5 avril 2013

Les deux Tours et le grand Saut


LSDD – Part. 1, chap. 1 – Extrait


 

Le lendemain fut exactement son contraire : ma demi-journée à l’accueil fut âpre et longue, allongée d’autant plus que la confirmation écrite que devait m’envoyer par fax mon futur employeur ne vint jamais, ce qui eu le don de me stresser comme un beau diable. Même si cela n’était qu’une petite dissonance, illusoire et égoïste, elle n’en demeurait pas moins capable de me gâcher l’après-midi. Ma boss, Sylvie, qui était au fil du temps devenue une amie, vint me trouver vers 16 heures, alors qu’il restait à peine trois quart d’heure avant de fermer le service et de renvoyer les jeunes demandeurs d’emploi, tous à peu près du même âge que moi, à d’autres préoccupations que la recherche de leur premier job.

Je ne compris pas vraiment ce qu’elle m’annonçait : cette histoire d’avions venus percuter les tours du World Trade Center n’évoquait encore qu’une lointaine et vague situation dramatique. La radio avait parlé de six morts et de quelques blessés. Après la fermeture, je tentais néanmoins d’interroger Internet afin de dénicher de plus amples informations mais tous les portails d’accès à l’actualité ramaient considérablement et long fut le temps avant de parvenir à lire quelques lignes cauchemardesques retranscrivant une espèce d’atrocité monumentale. Des avions de lignes régulières, avec à leur bords de nombreux civils, étaient venus détruire l’emblème de l’Amérique victoire, les tours jumelles qui sous les titanesques coups s’étaient embrasées avant de rompre, puis de s’effondrer, ensevelissant des milliers de personnes.

Quelques minutes auparavant, alors que je n’avais en tête que la première version donnée par Sylvie, je discutais de cet événement singulier avec un des jeunes présents, un de ceux que je connaissais le mieux, un de ceux qui fréquentait la boutique depuis un temps certain et qui se pointait régulièrement. Il me semblait à la fois dans son état normal mais aussi étrangement stone. Je lui parlais et avais l’impression qu’il était loin de tout, enfermé dans un trip dont lui seul savait l’origine et l’effet. Difficile effectivement d’identifier par quel biais il avait commis son office : alcool, joints, tout était envisageable. Pourtant, et sans que cette intuition ne puisse me quitter, je n’arrivais pas à me figer dans cet avis et à ne pas me dire qu’il était tout simplement sobre et quelque peu fantasque. Notre entretien, long d’environ cinq minutes, ne fut cohérent en rien mais peut-être était-ce moi qui débloquais, moi qui étais déjà sur le chemin de la retraite.

Quoi qu’il en fût, les mots ne parvinrent guère à s’imbriquer suffisamment bien pour construire une discussion réelle. La logique ne survivait que quelques instants à nos trop nombreuses lacunes, qui eurent finalement raison de moi. Je l’éloignai alors, en m’éloignant de lui et des qualités d’écoute dont je devais faire preuve dans ce travail. Ma patience s’était simplement évanouie dans l’écume de ma tête mobilisée par d’autres enjeux.

Une fois dans la rue, le travail terminé, ayant écouté les terribles informations à la radio, je me sentis très loin du spectacle urbain. Mais le décalage m’apparaissait aussi invraisemblable que légitime. Je sus aussi que l’agitation ambiante et quotidienne était en passe de s’interrompre : inévitablement, tout le monde rentrerait chez soi, tout le monde allait savoir. J’appelai Mathilde pour la prévenir mais je tombai sur sa messagerie. Celle-ci recueilli des mots qui ne savaient pas encore tout à fait de quoi ils parlaient. J’eus un pincement au cœur en coupant la communication, car je souhaitais vivement entendre sa voix et faire écho à cette urgence mal logée au fond du ventre, qui débordait dans mes yeux piquants et mon allure accélérée. Je marchai vite et croisai dans ma course bon nombre de regards qui déjà paraissaient savoir. Quelque chose de sombre, qui contenait le reflet de l’inexorabilité.

Au bout de mon chemin ne fut plus qu’un seul écran de télévision, ouvrant sur le monde une fenêtre des plus impitoyables. Odieux fut le premier adjectif qui me vint à l'esprit quand je découvris les images. C’était odieux et plus que cela. C’était immense et terrifiant.  La scène passait pratiquement à répétition, des dizaines et des dizaines de fois. Les angles de prises de vue changeaient, l’effarante sensation des films amateurs, tournés en direct, me submergeait et sonnait comme la surenchère absolue d’une folle mondialisation. Les avions s’engouffraient dans les tours et se désintégraient en elles, les explosions étaient d’une violence inouïe. Venaient ensuite les images de tous ces gens aux fenêtres, impuissants à survivre et sans doute terrorisés. Combien surent, avant de périr, que la fin était là ? Combien purent l’accepter sans frémir jusqu’au plus profond de leur être ? On les vit sauter dans le vide pour ne pas périr brûlés vifs. C’était révoltant, parce qu’on avait la nette sensation que rien d’autre ne pouvait être fait. Je me demandais quelle chance leur avait été donnée, sachant que cette question était désormais presque aussi illégitime que l’atrocité de l’acte lui-même. On ne pourrait jamais réinventer l’histoire et la justice en frappant exponentiellement dans l’horreur ; rien ne serait rayé de la part abjecte de notre passé après cela, nos sanglants versets ne seraient pas engloutis mais bien régénérés dans l’entrelacs fumant des ruines du World Trade Center et des tours devenues tombeau, sous les yeux médusés d’un monde qui venait de changer.





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