lundi 15 avril 2013

Les Fragments Incompressibles


Retours en Guyane - Les Fragments Incompressibles. 
Extrait, septembre 2003.



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Une fois à Macouria, à environ mi-chemin, nous fîmes un arrêt au chinois, terme qui désigne toutes les épiceries de Guyane, puisque toutes sont tenues par… des chinois. Xavier acheta deux bières, moi un paquet de Marlboro light. Celui-ci ne coûtait que 2 euros 90, un euro moins cher qu’en Métropole. Nous trinquâmes en remontant dans la voiture.

- A ton séjour mec ! me dit-il. La première gorgée avalée ressemblait à mes premiers instants guyanais : elle était douce et savoureuse, elle était pleine de promesses.

Nous arrivâmes à Kourou alors que la nuit tombait doucement. Le coucher de soleil était discret mais à mes yeux il revêtait le caractère d’un petit miracle. Le ciel guyanais, ses aubes claires et ses crépuscules denses et torturés, ses nuits où la voûte céleste est révélée avec plus de véracité qu’il est simplement possible de l’imaginer, comme l’univers et le temps nous livreraient leur mystère sans autre parade qu’une sincérité absoute de toute compromission, était celui de toutes mes préférences, référencé en mon âme tel un idiome immuable, que rien ne saurait jamais contester.

Nous traversâmes le pont de Kourou, en laissant derrière nous une cicatrice zébrée de lumière violette qui s’en allait mourir dans les arbres bordant les rives du fleuve. Il restait encore quelques pécheurs agrippés aux rambardes du pont, suspendus à leurs lignes immenses et scrutant trente mètres plus bas l’onde sombre et frémissante. Je me rappelai alors m’être toujours demandé si le coin était propice à la pratique de la pêche à la ligne, compte tenu de l’important courant supposé sévir au milieu du fleuve.

Quelques centaines de mètres plus loin, nous parvînmes au premier giratoire de l’agglomération. En prenant à gauche, en poursuivant vers le nord, la route nous emmenait à Sinnamary, situé à une soixantaine de kilomètres de Kourou, puis à Iracoubo et plus loin encore, à Mana. Enfin, à la frontière surinamienne, logé au creux de l’estuaire du Maroni, à Saint-Laurent et son camp de la transportation, un des plus célèbres vestiges de l’administration pénitentiaire du bagne, tous deux éloignés de Kourou d’environ 200 km.

En prenant à droite, on entrait immédiatement dans la zone industrielle kouroucienne de Pariacabo, que l’on était obligé de traverser si l’on voulait atteindre le centre ville. Empruntant la route du Maire, je constatai à la vue des lampadaires et des autres lumières urbaines que la ville avait encore avancé vers la zone, qu’elle avait très largement grignoté les parcelles de verdures qui la séparait autrefois de cette dernière.

A mon arrivée à Kourou, en 1984, cette route n’existait même pas. On parvenait au centre ville par  un tout autre itinéraire, en passant de l’autre côté de Pariacabo, en laissant à sa sortie, sur la droite, le Mont Carapa, là où en tant d’occasions j’avais profité du panorama exceptionnel qu’offre la petite colline – qui doit culminer à 60 ou 70 mètres ! – pour voir décoller la fusée Ariane. Le premier rond point de la commune, l’historique, qui me semblait avoir toujours été là, en tous les cas aussi loin que je puisse m’en souvenir, et que l’on empruntait alors, permettait d’accéder à la ville en longeant plus ou moins arbitrairement la côte, côte que l’on n’apercevait d’ailleurs jamais, mais que l’on savait être là, toute proche.

Depuis ce même giratoire, on rejoignait le Centre Spatial Guyanais, en prenant la direction opposée. La route du CSG, là ou mon père m’avait emmené conduire sa Honda Civic coupée sport un jour de l’été 1995, où alors en vacances, je venais d’obtenir mon permis de conduire. Accompagné de mes deux petites nièces, l’exercice m’avait semblé interminable, le plaisir pur de la conduite encore submergé par mes appréhensions de jeune conducteur, mon souhait de bien me comporter devant un si large public et bien sûr la crainte de ne pas suffisamment plaire à mon père.

Malgré mes 22 ans, il m’importait effectivement encore d’être bien jugé par un homme que je n’avais vu que 3 fois en 5 ans, depuis que j’avais été arraché à mes terres guyanaises, en septembre 1990, pour des raisons familiales, des raisons de grandes personnes, qui avaient balayé les miennes, garçon de 17 ans qui ne voulait pour rien au monde quitter son skate, son surf, son lycée, ses amis et des codes régissant des jeux qui n’appartenaient qu’à la Guyane.

Cette première année d’exil fut d’ailleurs une année noire, où j’endurai à Limoges un automne pluvieux et atrocement gris, supportai un hiver odieusement froid, traversai un printemps pourri. Durant tous ces mois sombres, la chose toujours vécu et veilla sur moi, à chaque seconde et dans la moindre de mes parcelles. La sauvage et merveilleuse épopée guyanaise me protégeait de l’oubli et d’une métropilisation dangereuse. 

Là-Bas, étaient les trésors : les rampes qu’on avait construites, les vagues imparfaites qu’on avait imparfaitement surfées, les filles qu’on n’avait pas pu attraper et puis les skateurs, les frères, de sang ou de connivence, de sessions trash & skate, skate & destroy, skateboarding is not a crime, sessions cent fois jouées puis mille autres fois répétées, là-bas dans les pentes féeriques de notre centre ville, là devant la bijouterie Burette et le libraire, là encore sur le mur du magasin de Thiriet Sport et là enfin sur notre carré de béton inaltérable, entre les cinéma Urania et la boutique de la mère Vas, là où nous avions tout tenté, tout cassé, tout tordu, tout fichu en l’air, tout réussi, nous les intrépides et les gentils sauvages, les skateurs de Kourou toujours un peu rebelles, et sans cesse à l’assaut d’une ville que nous ne pourrions jamais quitter.

La magie était là, installée au fond de mon être, éternellement. Implantée également ici, dans ma tête insatisfaite et compromise d’adulte naissant. Compromise d’ailleurs pour une part seulement, celle qui ne saurait jamais toucher aux fragments incompressibles, ceux enfouis au plus profond de vous et qui ne peuvent être atteints, quoi qu’il arrive et que personne ne saura jamais vous retirer. Ceux-là, les seuls de vous qui font trembler vos tripes, votre âme et votre cœur en un seul et même irrévocable chant. Votre patrimoine de vivre, qui ne s'éteindra qu'avec vous.

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4 commentaires:

Anonyme a dit…

et je revois toute la bande des surfeurs, les Dupuy, Redoutey, Niollet etc... La boutique de sport, la bijouterie, je repense au drame de Mme Vas.. je refais ces routes que je connaissais par cœur... c'est fou comme les descriptions sont précises. une époque bénie et vous ne le saviez pas encore, les uns et les autres. Mais nous tous qui l'avons vécue portons en nous ces souvenirs ancrés...
Je me régale de ce blog ...

Olivier Brugerie a dit…

C'est de tes commentaires dont je me régale Annie ;) Merci encore...

Anonyme a dit…

est ce normal de ne plus voir aujourd'hui les abonnés à ton blog... je croyais être inscrite pourtant , pour suivre tes publications !!!!

Olivier Brugerie a dit…

Je n'en ai aucune idée Annie, je n'ai pas touché aux fonctionnalités depuis la création du blog ?? Je vais regarder ;)

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