Aéroport
Trudeau, Montréal. A bord du vol Air France pour Paris. 4 décembre 2012, un
peu avant 20h, heure locale. Avant dernier voyage.
La
nuit va passer en un éclair. Un repas, un film et peut-être un cachet pour
dormir quelques heures, trois tout au plus, afin d’avancer dans le temps pour
atterrir à Paris aux environs de huit heures. Un nouveau jetlag, quatre jours à
peine après le premier. Un séjour en un éclair, un de plus, une vie à deux
comptée à chaque seconde. Que retiendrons-nous de ce temps où nous n’avions jamais
assez de lui ? Peut-être et simplement qu’il finira par avoir raison de
nous.
Une
vie qui se résume à des épisodes. Des épisodes avec les êtres aimés, prendre
une fraction d’eux et s’en nourrir autant que possible avant de les laisser de
nouveau. Des intermèdes, toujours et encore, avant de rejouer les
solistes.
Tout
à l’heure, quelques minutes avant de nous quitter à l’orée des contrôles de
douanes, nous étions assis autour d’une petite table en bois de l’un des cafés
de l’aéroport. Tandis que la femme s’était éloignée de nous afin d’acheter un
casse-croute, je faisais des grimaces et des « bou » pour amuser sa fille
de trois ans, tout en écoutant vaguement les bruits de cette foule hétéroclite en
transhumance qui semblait n’être qu’une extension permanente de la diversité
montréalaise.
Par
ce je ne sais quel hasard ou peut-être celui seulement de la proximité, je
tendis l’oreille vers la gauche, là où à une table tout près de nous, étaient
assis deux hommes qui, se faisant face, discutaient tranquillement. Le plus
proche de moi devait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Son compagnon
était son cadet d’une bonne dizaine d’années. De leur échange, je ne perçus que
quelques phrases. La première d’entre elles, que le plus vieux des deux hommes
énonça avec solennité, fut celle-ci :
-
Je ne m’arrêterai jamais, tu sais ! A force de le chercher, je le
trouverai mon cimetière des éléphants ! Je ne pus voir l’expression sur le
visage de son ami lorsque celui-ci lui répondit, mais je la devinai dans les
mots qu’il choisit :
-
Ce serait vraiment formidable… C’est tout ce que je souhaite pour toi…
Les
mots étaient doux mais expédiés un peu trop rapidement, comme si la gêne accélérait
involontairement l’élocution, alors qu’elle se mêlait à une évidente et sincère
compassion. L’homme qui rêvait du cimetière des éléphants se mit à rire de bon
cœur mais ce rire laissa échapper sans nul doute possible une gêne au moins
égale à celle que son ami au cœur tendre venait de ressentir. Comment dire le
fond de son être du seul pouvoir des mots que l’on possède ? Comment
aiguiller la sincérité verbale en traversant tous ces autres mots que l’on ne
maitrise pas ? Le cinquantenaire ajouta alors, dernière phrase que je
perçus d’eux, avant que la femme ne nous rejoigne avec des cafés et des
sandwichs :
-
Comme si j’avais seulement d’autres choix…
A
cet instant précis où la femme nous rejoignit, elle s’assit en face de moi puis
me regarda fugacement de ce regard unique qui lui arrivait encore de me donner
quelque fois et c’est pourquoi la pensée que fit naître ce regard s’accorda alors
exactement à celle que venait de formuler l’homme qui rêvait du cimetière des
éléphants.
La
pensée s’échappa par delà les foules en arrière et tout autour de nous puis je
nous revis la veille, alors que nous étions encore sur les rebords du
Mont-Tremblant, dont les sommets nous étaient cachés par une épaisse et blanche
brume canadienne. La femme m’avait offert un bel et classieux ensemble
hivernal, écharpe, gants et bonnet, tandis que l’aimable vendeuse nous avait
servi un très joli :
- Cui-ci, il n’est pas trop dispendieux !
Ce
seul mot, dispendieux, dans la récurrence d’une utilisation presque
systématique, faite de Québec à Montréal et de Valleyfield au Mont-Tremblant
(Laurentides), m’est devenu, au fil des déjà quatre voyages entrepris cette
année, le marqueur du langage des
commerçants de ce pays. Quatrième voyage, comme si désapprendre son rêve pouvait
se nourrir de la répétition. Ici, il ne faut pas manger de hamburgers, car par
décret depuis la vache folle, ils font brûler leurs steaks hachés. Mais la
bavette vaut le coup, indéniablement.
Pour
l’instant, nous n’avons pas encore amorcé le moindre mouvement. La neige tombe
dru et le vent et la neige mêlés sembleraient presque capables de dissoudre et
de faire fondre les métaux et les matières de cet avion. Je m’ennuie déjà d’elle et de cette vie que
nous ne parvenons pas à unifier. Alors j’écris et, comme mes deux voisins de
rangée parlent sans discontinuer, je n’ai plus qu’à tendre l’oreille, une
nouvelle fois. Et je le concède, c’est avec délectation que je vole quelques
extraits de leur conversation :
-
Ce qui est fun à Montréal, c’est que tu as des restaurants de toutes
nationalités !
- A New-York, c’est pareil ! Tandis
qu’en Europe…
-
Oui, et puis de surcroît le poulet est moins dispendieux (ho ho ho, pardon
mais je vous avais prévenu !). Pis il est ben plus accessible !
Les
deux hommes sont à ma gauche. Le premier est trentenaire et ingénieur en
Structures. Il possède déjà une « compagnie », son entreprise, et ses
manières de gentilhomme et toutes ses phrases de circonstance font de lui un
homme charmant et, très certainement, plein d’avenir. A ses côtés, à l’extrême
gauche de la rangée, est assis un homme plus âgé et, aussi étrange que cela
puisse paraître, c’est un toulousain qui connaît bien New-York et Suez. Se
peut-il que le monde soit si vaste que l’on puisse le contenir dans une seule
main ?
Cela
fait maintenant presque une heure que nous avons embarqué et près de quarante
cinq minutes qu’ils ont refermé sur nous les portes de l’avion. Nous baignons
dans l’immobilité la plus totale, alors que des équipes au sol et sur
passerelles mobiles se démènent pour dégivrer les ailes de l’appareil. Je
commence même à douter de pouvoir attraper demain matin à Charles De Gaulle ma
correspondance pour Toulouse. J’ai la nette sensation d’avoir encore une vie à
écrire, une vie à réinventer. Le jeune homme plein d’avenir a repris la parole
et, de par sa sincérité, me touche :
-
Je ne sais pas comment c’est en Europe là, mais tu vois au Québec chais pas, on
travaille vraiment trop fort ! C’est tellement intense ! C’est tout
le temps la course là, j’chuis fatigué !
Sans
le savoir évidemment, il me renvoie le rythme de ma propre vie et de ce qu’elle
est devenue. La neige depuis quelques minutes s’est étirée et amoindrie et a
laissé place à une forte pluie qui vient fouetter en rafales la coque de
l’appareil. Je suis encore sur son sol. Une part de moi demeure ici pour la
veiller, une main depuis toujours posée sur sa nuque, et au creux de son
oreille, le souffle de quelques mots qui, durant les longues et froides nuits
canadiennes, viendront peut-être apaiser ses rêves. Au-delà des abîmes et de
cet effroyable océan, ne vibre plus que ce seul regard porté sur moi.
Voilà,
nous décollons. Et tandis que je la quitte une nouvelle fois, il me semble une
évidence que tout au bout du compte, ce n’est pas tant le choix d’un homme qui
le détermine dans sa vérité, mais bien jusqu’où il sera capable de se battre
pour lui. A la recherche sans fin du
cimetière perdu des éléphants, comme s’il était écrit en lettres d’ivoire dans
un lieu qui n’existe pas, oublié aux confins d’une terre inconnue d’Afrique, que
j’avais seulement eu d’autres choix.
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