mardi 9 avril 2013

L’homme qui rêvait du cimetière des éléphants


Aéroport Trudeau, Montréal. A bord du vol Air France pour Paris. 4 décembre 2012, un peu avant 20h, heure locale. Avant dernier voyage.



La nuit va passer en un éclair. Un repas, un film et peut-être un cachet pour dormir quelques heures, trois tout au plus, afin d’avancer dans le temps pour atterrir à Paris aux environs de huit heures. Un nouveau jetlag, quatre jours à peine après le premier. Un séjour en un éclair, un de plus, une vie à deux comptée à chaque seconde. Que retiendrons-nous de ce temps où nous n’avions jamais assez de lui ? Peut-être et simplement qu’il finira par avoir raison de nous.

Une vie qui se résume à des épisodes. Des épisodes avec les êtres aimés, prendre une fraction d’eux et s’en nourrir autant que possible avant de les laisser de nouveau. Des intermèdes, toujours et encore, avant de rejouer les solistes.  

Tout à l’heure, quelques minutes avant de nous quitter à l’orée des contrôles de douanes, nous étions assis autour d’une petite table en bois de l’un des cafés de l’aéroport. Tandis que la femme s’était éloignée de nous afin d’acheter un casse-croute, je faisais des grimaces et des « bou » pour amuser sa fille de trois ans, tout en écoutant vaguement les bruits de cette foule hétéroclite en transhumance qui semblait n’être qu’une extension permanente de la diversité montréalaise.

Par ce je ne sais quel hasard ou peut-être celui seulement de la proximité, je tendis l’oreille vers la gauche, là où à une table tout près de nous, étaient assis deux hommes qui, se faisant face, discutaient tranquillement. Le plus proche de moi devait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Son compagnon était son cadet d’une bonne dizaine d’années. De leur échange, je ne perçus que quelques phrases. La première d’entre elles, que le plus vieux des deux hommes énonça avec solennité, fut celle-ci :

- Je ne m’arrêterai jamais, tu sais ! A force de le chercher, je le trouverai mon cimetière des éléphants ! Je ne pus voir l’expression sur le visage de son ami lorsque celui-ci lui répondit, mais je la devinai dans les mots qu’il choisit :

- Ce serait vraiment formidable… C’est tout ce que je souhaite pour toi…

Les mots étaient doux mais expédiés un peu trop rapidement, comme si la gêne accélérait involontairement l’élocution, alors qu’elle se mêlait à une évidente et sincère compassion. L’homme qui rêvait du cimetière des éléphants se mit à rire de bon cœur mais ce rire laissa échapper sans nul doute possible une gêne au moins égale à celle que son ami au cœur tendre venait de ressentir. Comment dire le fond de son être du seul pouvoir des mots que l’on possède ? Comment aiguiller la sincérité verbale en traversant tous ces autres mots que l’on ne maitrise pas ? Le cinquantenaire ajouta alors, dernière phrase que je perçus d’eux, avant que la femme ne nous rejoigne avec des cafés et des sandwichs   :

- Comme si j’avais seulement d’autres choix…

A cet instant précis où la femme nous rejoignit, elle s’assit en face de moi puis me regarda fugacement de ce regard unique qui lui arrivait encore de me donner quelque fois et c’est pourquoi la pensée que fit naître ce regard s’accorda alors exactement à celle que venait de formuler l’homme qui rêvait du cimetière des éléphants.

La pensée s’échappa par delà les foules en arrière et tout autour de nous puis je nous revis la veille, alors que nous étions encore sur les rebords du Mont-Tremblant, dont les sommets nous étaient cachés par une épaisse et blanche brume canadienne. La femme m’avait offert un bel et classieux ensemble hivernal, écharpe, gants et bonnet, tandis que l’aimable vendeuse nous avait servi un très joli :

 - Cui-ci, il n’est pas trop dispendieux !

Ce seul mot, dispendieux, dans la récurrence d’une utilisation presque systématique, faite de Québec à Montréal et de Valleyfield au Mont-Tremblant (Laurentides), m’est devenu, au fil des déjà quatre voyages entrepris cette année, le marqueur  du langage des commerçants de ce pays. Quatrième voyage, comme si désapprendre son rêve pouvait se nourrir de la répétition. Ici, il ne faut pas manger de hamburgers, car par décret depuis la vache folle, ils font brûler leurs steaks hachés. Mais la bavette vaut le coup, indéniablement.

Pour l’instant, nous n’avons pas encore amorcé le moindre mouvement. La neige tombe dru et le vent et la neige mêlés sembleraient presque capables de dissoudre et de faire fondre les métaux et les matières de cet avion.  Je m’ennuie déjà d’elle et de cette vie que nous ne parvenons pas à unifier. Alors j’écris et, comme mes deux voisins de rangée parlent sans discontinuer, je n’ai plus qu’à tendre l’oreille, une nouvelle fois. Et je le concède, c’est avec délectation que je vole quelques extraits de leur conversation : 

- Ce qui est fun à Montréal, c’est que tu as des restaurants de toutes nationalités !

- A New-York, c’est pareil ! Tandis qu’en Europe…

- Oui, et puis de surcroît le poulet est moins dispendieux (ho ho ho, pardon mais je vous avais prévenu !). Pis il est ben plus accessible !

Les deux hommes sont à ma gauche. Le premier est trentenaire et ingénieur en Structures. Il possède déjà une « compagnie », son entreprise, et ses manières de gentilhomme et toutes ses phrases de circonstance font de lui un homme charmant et, très certainement, plein d’avenir. A ses côtés, à l’extrême gauche de la rangée, est assis un homme plus âgé et, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un toulousain qui connaît bien New-York et Suez. Se peut-il que le monde soit si vaste que l’on puisse le contenir dans une seule main ?

Cela fait maintenant presque une heure que nous avons embarqué et près de quarante cinq minutes qu’ils ont refermé sur nous les portes de l’avion. Nous baignons dans l’immobilité la plus totale, alors que des équipes au sol et sur passerelles mobiles se démènent pour dégivrer les ailes de l’appareil. Je commence même à douter de pouvoir attraper demain matin à Charles De Gaulle ma correspondance pour Toulouse. J’ai la nette sensation d’avoir encore une vie à écrire, une vie à réinventer. Le jeune homme plein d’avenir a repris la parole et, de par sa sincérité, me touche :

- Je ne sais pas comment c’est en Europe là, mais tu vois au Québec chais pas, on travaille vraiment trop fort ! C’est tellement intense ! C’est tout le temps la course là, j’chuis fatigué !

Sans le savoir évidemment, il me renvoie le rythme de ma propre vie et de ce qu’elle est devenue. La neige depuis quelques minutes s’est étirée et amoindrie et a laissé place à une forte pluie qui vient fouetter en rafales la coque de l’appareil. Je suis encore sur son sol. Une part de moi demeure ici pour la veiller, une main depuis toujours posée sur sa nuque, et au creux de son oreille, le souffle de quelques mots qui, durant les longues et froides nuits canadiennes, viendront peut-être apaiser ses rêves. Au-delà des abîmes et de cet effroyable océan, ne vibre plus que ce seul regard porté sur moi.

Voilà, nous décollons. Et tandis que je la quitte une nouvelle fois, il me semble une évidence que tout au bout du compte, ce n’est pas tant le choix d’un homme qui le détermine dans sa vérité, mais bien jusqu’où il sera capable de se battre pour lui.  A la recherche sans fin du cimetière perdu des éléphants, comme s’il était écrit en lettres d’ivoire dans un lieu qui n’existe pas, oublié aux confins d’une terre inconnue d’Afrique, que j’avais seulement eu d’autres choix.



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