mercredi 3 avril 2013

Le sang et les grands rêves


LSDD – Part. 1, chap. 5 – Extrait



Un an plus tard environ, au début du mois d’avril, alors que mon frère était effectivement devenu le père d’un magnifique petit garçon, que j’avais moi-même goutté par deux fois aux joies des trance party, il me téléphona aux proches abords de minuit, alors que je profitais ce soir là de mon célibat géographique, tapotant sur le clavier d’un ordinateur portable ancestral peu fiable, dont j’avais hérité quelques mois plus tôt. Il me dit très simplement :

- Bon, Olivier… Je vois le neurologue demain matin. J’ai des nouveaux symptômes depuis quelques temps et je pense que là, il sera capable de me dire de quoi il s’agit. 

Je n’assimilai que très partiellement toute l’ampleur de ce que cela signifiait vraiment. Je lui reprochai de m’avoir caché la réapparition de ses troubles, le questionnai sur la nature des ces derniers, toujours semblables à ces dérangements sensitifs qu’il avait connus un an auparavant, auxquels était venue s’ajouter une étrange baisse de son acuité visuelle. Sans que je ne lui dise, je le trouvai très courageux, puisque la chose était revenue, le tourmentant depuis des semaines sans qu’il n’eut rien dit, rien avoué, rien laissé transparaître de ses inquiétudes à aucun des membres de sa famille. Je raccrochai après un quart d’heure, ayant essayé tant bien que mal de le rassurer, lui disant avec insistance que tout irait bien, que cela ne pouvait pas être bien grave, de toute façon. Je tentais en vérité de me convaincre autant que lui, tandis qu’au fond de moi s’était installé un truc méchant, une angoisse sourde et lourde au ventre, irradiant mes fibres tel un signal d’alarme tangiblement prémonitoire. Le lendemain, il téléphona sur mon portable vers 11h30, alors que j’avais laissé l’engin loin de moi, doucement affairé à mon travail, aidant un jeune diplômé à naviguer sur internet et les sites dédiés à la recherche d’emploi. Je n’eus son message que vers midi ; sa voix me parut bizarrement tronquée, presque métallique.  Il disait :

- Oui Olivier, c’est moi… Bon, écoutes, les nouvelles ne sont pas très bonnes, alors rappelles-moi dès que tu peux. 

Ce que je fis dans la minute, m’isolant dans le bureau situé tout au fond de mon service, les entrailles mêmes de celui-ci, là où se trouvaient les postes informatiques sur lesquels je travaillais régulièrement. Une simple minute de plus, celle-là même qu’il faut parfois à la vie pour nous faire basculer dans tout autre chose, là où l’on sait à coup sûr et de manière irrémédiable qu’il existait un avant et qu’à jamais il y aura un après. Il me l’annonça aussi très vite, aussi vite qu’il le put, telle une dissonance monumentale :

- Mec, j’ai la sclérose en plaques… 

Alors sa détresse, incommensurable, se matérialisa pour se condenser en un seul cri éperdu, un cri qui ne dura qu’une seconde et que je ne n’oublierai jamais, un cri qui déchira entièrement toute la substance de mon cœur de frère, qui déclencha fussent passées seulement trois secondes les pleurs inlassables d’un monde qui se dérobait parfaitement sous mes pieds. Mes nerfs lâchèrent si totalement que ce fut lui qui dû me consoler durant les vingt minutes qui suivirent. Je pleurai sans fin, me tordant en deux tellement le ventre me brûlait, hurlai une indicible rage impossible à expier. De ma vie, jamais je n’avais ressenti un si profond chagrin, il me semblait devoir faire face à un impossible désastre, quelque chose de tout simplement inconcevable. Le directeur adjoint pénétra à ce moment là dans la pièce et je le jetai brutalement, sans contestation possible :

- Pas maintenant Georges !

Il n’insista pas et referma doucement la porte. Cette intrusion eut néanmoins le bénéfique effet de m’obliger à me ressaisir, à reprendre le contrôle de mes nerfs. Je raccrochai après cinq minutes où je parvenais à discuter un peu plus calmement avec mon frère. Et puis j’attendis cinq autres minutes encore, afin de retrouver le courage suffisant pour m’extraire de cette pièce devenue cachot et d’aller trouver ce fameux Georges resté à proximité, veillant en effet sur un Espace Jeunes Diplômés demeuré sans surveillance, mais non sans l’inopportune compagnie de la directrice elle-même, à qui je bafouillai très vite une lamentable phrase d’excuses, la voix brisée des trop nombreux sanglots et leur tournant le dos alors, je m’enfuis sans m’inquiéter de leur réaction.

Je fus dans la rue au bout de dix secondes et je fus aussitôt saisi par une sensation étrange et brutale, tant le spectacle offert ne me paraissait plus qu’être celui d’un vieux film gris à la pellicule poussiéreuse et dont il me serait impossible un jour de refaire partie. Je ne pus que très partiellement maîtriser mes larmes, ne le voulant d’ailleurs pas vraiment. La tragédie était si complètement réelle que je ne pouvais plus me soucier d’aucune pudeur ou d’un quelconque faux-semblant. C’était tout simplement au dessus de mes forces. Rentrant chez moi, je croisai certains regards dont l’étonnement ne sut que me renvoyer ma propre détresse. Je marchai aussi vite que je le pus et quand cela fut fait, j’accélérai encore et puis encore, jusqu’à me faire mal aux jambes.

Une fois chez moi, de nouveau en ligne avec mon frère, tous deux légèrement apaisés, nous essayâmes ensemble d’intégrer l’effroyable nouvelle. Sa femme était à ses côtés et je l’entendais pleurer. Leur fils n’avait pas un an, leur mariage pas deux années, mon frère n’avait que vingt huit printemps au compteur. Et il leur fallait maintenant assimiler en urgence ce qu’une sclérose en plaques, une SEP, pouvait impliquer dans la vie d’un homme et de ses proches. Les coups me semblaient nous être portés à cadence métronomique, sans que cela ne puisse un jour cesser. Que fallait-il comprendre de plus ?

Peut-être que malgré l’amour, le sang et les grands rêves, rien ici n’existait d’immortel. Ce jour là, pour la première véritable fois de ma vie, en la sensation d’une vorace et si profonde morsure carnassière, j’assimilai peut-être à tout jamais que rien de ce qui m’était le plus cher, le plus indispensable, mon frère, celui qui était mon ami de toujours, celui avec qui j’avais tout vécu et absolument tout partagé, n’offrait l’assurance de ne pas m’être un jour ôté. Ne connaissant pas vraiment la maladie, je ne cessai de me répéter en pleurant, une fois que Mathilde m’eut rejoint dans la fin de l’après-midi, que mon frère allait disparaître et j’hurlai à la  gueule de ce monde hostile :

- Putain, c’est pas vrai mais c’est pas vrai, il va mourir ! Il va mourir, non de Dieu ! Mon frère va mourir… 

Il me fallut cette fois-ci une heure entière pour me calmer et me détacher  un tant soit peu de ce langage de mort, ce si étrange langage, finalement un assortiment de mots qui ne savait pas dire le ressenti réel, celui de concrétiser en sa propre chair l’idée même de la disparition, cristallisant dans un recoin de l’âme désormais inatteignable ce fichu malheur qui venait de s’abattre sur nous.




4 commentaires:

duke a dit…

La putain de claque !
Très beau, les larmes ont coulé...

Olivier Brugerie a dit…

Je t'aime bro

Nathalie a dit…

Par de là la souffrance infligée par "cette saleté" et tous les maux profonds de l' âme, une seule chose transparaît à l'essentiel et en vérité dans ce texte si touchant et émouvant, c'est l'AMOUR GRANDISSIME que vous vous portez ! Vous êtes frères de sang en Humanité et pour l'Eternité car
" L'Amour peut tout, L'Amour supporte tout, l'Amour ne meurt jamais ! " (corinthiens 13.4.7)

Olivier Brugerie a dit…

Merci beaucoup Nathalie pour ton commentaire... Et oui, l'amour peut tout...

Enregistrer un commentaire