LSDD - Part. 1, chap. 5 - Extrait
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Alors je retrouvai mon frère. Deux sujets majeurs
alimentèrent notre discussion, pareilles à deux révolutions dont on ne pouvait
pas éviter de parler : la SEP, la trance. Je le voyais face à moi pour la
première fois depuis que nous avions appris la nouvelle et le regardant,
visiblement inchangé, je ne pus m’empêcher de ressentir une immense tristesse,
renforcée par une rage au moins tout aussi grande. Qu’arrivait-il en
définitive? Je nous revis tous deux gosses, à Rochefort sur Loire en notre
château de Dieuzi puis au Chambon Feugerolle, dans nos jeux de foot
émerveillés, emplis de rêves que la vie alors ne semblait pas capable de
pouvoir briser. Quel était ce constat qu’il nous fallait dresser, sans ne
devoir s’ériger en une protestation manifestement inévitable ?
Nous nous assîmes dans le salon et bavardâmes
longuement. Dans les yeux de mon frère, je vis le reflet de ce rêve qui venait
effectivement de mourir : sa vie ne
devait pas connaître ça ! Comment lui dire, sans pouvoir le croire
vraiment, que rien ne changerait, qu’il serait toujours le grand frère, le plus
gentil et l’incassable ? Les larmes ne vinrent pas, car je ne me les
autorisai guère. Il n’en était même pas question. Pourtant, je ne fus pas loin
de flancher, lorsqu’il me dit au bout d’un moment, telle une confession :
- Tu sais bro, j’ai vraiment senti à quel point tu
m’aimais. Ton amour et ton soutien m’ont fait un bien considérable.
Je baissai les yeux et lui répondis
doucement :
- Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, mec…
Qu’est ce que tu voulais que je fasse d’autre ?
A l’intérieur de moi, tout brûla à cet instant.
Cela dura quelques secondes, durant lesquelles nous nous regardâmes dans les
yeux, en silence et profondément, tandis qu’effectivement brûlait le feu
révolté d’un idiome fraternel que nous savions intarissable, immortel, à l’abri
même de cette maladie, sa maladie qui devint à jamais une part de moi,
reformulant l’entité même de mon être, en allant là-bas, au fond, tout au fond
de lui se nicher dans l’irréparable blessure qu’elle venait d’ouvrir.
Nous fumâmes ensuite un joint d’herbe, celui que
j’avais spécialement gardé pour nous. Sans être aussi forte que la suisse de
Craig, cette skunk était bonne. Après que nous ayons tiré quelques lattes
chacun et que notre sensibilité musicale ne s’exacerbe un tant soi peu, je décidai
de changer de registre. Je tentai alors, comme l’avait fait pour moi Alex
quelques mois plus tôt, d’ouvrir chez mon frère une nouvelle brèche. Je lui
passai un des cd de teck, que j’avais d’achetés quelques jours auparavant,
effectivement le dernier samedi après-midi à la Fnac des Champs-Élysées, en
compagnie d’Alex, bien entendu, et de Craig, il va de soi. Nous étions restés
plus d’une heure à fouiner dans les rayons et les bacs de musiques
électroniques et j’avais fini par claquer autant que mon faible budget le
permettait alors. J’étais reparti des Champs avec quatre nouveaux opus, entre
prog allemande massive ou consœur anglaise plus élaborée, et tabasse française
de l’émérite label parisien 3D-Vision.
C’était donc le premier disque de trance que Pascal
écoutait, en l’occurrence Nightvision, Sixth flight, labélisé en 2000 par les
anglais de Flying Rhino Records. Dès le deuxième morceau (Kym, du suédois
S-Range), qui envoyait une prog sourde dont la récurrente ligne de synthé
dissonante nous plongeait dans une ambiance hypnotique un peu malsaine, il se
leva de son fauteuil et se mit à sourire et à bouger un peu, sous le regard
déjà exaspéré de sa femme. Puis vint bientôt « Own way » des deux français
de Bamboo Forest que j’avais vus la veille et je sus à sa réaction, ce
sourire en coin que je connaissais bien, le plaisir qui s’écoulait d’un regard
qui brillait de nouveau, qu’il était d’ores et déjà pris et catapulté, addicted
to trance.
Depuis notre enfance et notre adolescence surtout,
où nous avions successivement entrepris tous les styles musicaux imaginables (hard
rock, reggae, punk, hardcore, skatecore, heavy metal, trash, blues, seventies psychédélique,
pop curiste, gothique, trip hop, rock, grunge…) et où nous avions écumé un
nombre incroyable de salles de concert à travers toute la France, nous avions
toujours aimé et partagé les mêmes musiques, voire kiffé les mêmes morceaux
d’un album. Je savais donc que l’affaire n’était pas celle d’une seule écoute,
ni d’un seul soir. On se mit à danser tranquillement, comme si le reste se fut
enfin évanoui ou dissipé, comme si l’affreuse angoisse qui étrennait leur
gorge, leur amour et leurs espoirs de jeunes couples relâchait prise et
laissait filer le temps avec un peu plus de compassion.
Je regardai Marie et je lui souris. Elle venait à
peine de retrouver l’amour de sa jeunesse, l’amour de sa vie. De quelle immense
détresse ne devait-elle pas être envahie, elle qui avait déjà vu mourir sa mère
d’un cancer quelques années auparavant ? Je regardai de nouveau Pascal et
sans que nous ayons le besoin de prononcer un seul mot, tout ce que nous avions
l’un pour l’autre de bon fut reçu et donné. Sans magie, ni prose ou exagération
de poète, notre filiation, elle, était inébranlable.
Lors de mon retour à Toulouse cinq jours plus tard,
j’écrivis quelques lignes dans mon journal. Mes yeux regardaient vers demain, à
travers la vitre du train qui effectuait la liaison entre Rouen et Paris, sans
pouvoir déterminer si la contenance serait plus juste que la substance. Il
faisait beau. Le soleil envahissait un ciel sans nuage. Enfin, le printemps semblait
s’installer.
Entre beauté et incertitude, il me rappela à quel
point mon cœur était lourd d’aimer pareillement ; à quel point aussi mon
âme était plongée dans le vertige de vivre. J’avais la volonté sincère et
farouche de libérer ma vie de ses entraves mauvaises et avilissantes, alors que
je n’avais aucune idée quant aux moyens d’y parvenir effectivement. Car la
vitesse trop rapide du monde autour de moi ne me faisait en fin de compte que miroiter
la vérité partiale de mon propre univers, alors que celui-ci était plus révolté
que jamais. La surenchère, ne se renvoyant finalement qu’à elle-même, empêchait
sournoisement l’instauration d’une nécessaire sérénité intérieure.
J’écrivis ceci :
Incidents en surnombre, il faut deviner la grâce
sans oublier les prisons. L’eldorado n’est figuré que par notre inconstance,
car l’antre d’un rêve est toujours un homme éveillé.
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