jeudi 11 avril 2013

Own Way


LSDD - Part. 1, chap. 5 - Extrait



...

Alors je retrouvai mon frère. Deux sujets majeurs alimentèrent notre discussion, pareilles à deux révolutions dont on ne pouvait pas éviter de parler : la SEP, la trance. Je le voyais face à moi pour la première fois depuis que nous avions appris la nouvelle et le regardant, visiblement inchangé, je ne pus m’empêcher de ressentir une immense tristesse, renforcée par une rage au moins tout aussi grande. Qu’arrivait-il en définitive? Je nous revis tous deux gosses, à Rochefort sur Loire en notre château de Dieuzi puis au Chambon Feugerolle, dans nos jeux de foot émerveillés, emplis de rêves que la vie alors ne semblait pas capable de pouvoir briser. Quel était ce constat qu’il nous fallait dresser, sans ne devoir s’ériger en une protestation manifestement inévitable ?

Nous nous assîmes dans le salon et bavardâmes longuement. Dans les yeux de mon frère, je vis le reflet de ce rêve qui venait effectivement de mourir : sa vie  ne devait pas connaître ça ! Comment lui dire, sans pouvoir le croire vraiment, que rien ne changerait, qu’il serait toujours le grand frère, le plus gentil et l’incassable ? Les larmes ne vinrent pas, car je ne me les autorisai guère. Il n’en était même pas question. Pourtant, je ne fus pas loin de flancher, lorsqu’il me dit au bout d’un moment, telle une confession :

- Tu sais bro, j’ai vraiment senti à quel point tu m’aimais. Ton amour et ton soutien m’ont fait un bien considérable.

Je baissai les yeux et lui répondis doucement :

- Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, mec… Qu’est ce que tu voulais que je fasse d’autre ? 

A l’intérieur de moi, tout brûla à cet instant. Cela dura quelques secondes, durant lesquelles nous nous regardâmes dans les yeux, en silence et profondément, tandis qu’effectivement brûlait le feu révolté d’un idiome fraternel que nous savions intarissable, immortel, à l’abri même de cette maladie, sa maladie qui devint à jamais une part de moi, reformulant l’entité même de mon être, en allant là-bas, au fond, tout au fond de lui se nicher dans l’irréparable blessure qu’elle venait d’ouvrir.

Nous fumâmes ensuite un joint d’herbe, celui que j’avais spécialement gardé pour nous. Sans être aussi forte que la suisse de Craig, cette skunk était bonne. Après que nous ayons tiré quelques lattes chacun et que notre sensibilité musicale ne s’exacerbe un tant soi peu, je décidai de changer de registre. Je tentai alors, comme l’avait fait pour moi Alex quelques mois plus tôt, d’ouvrir chez mon frère une nouvelle brèche. Je lui passai un des cd de teck, que j’avais d’achetés quelques jours auparavant, effectivement le dernier samedi après-midi à la Fnac des Champs-Élysées, en compagnie d’Alex, bien entendu, et de Craig, il va de soi. Nous étions restés plus d’une heure à fouiner dans les rayons et les bacs de musiques électroniques et j’avais fini par claquer autant que mon faible budget le permettait alors. J’étais reparti des Champs avec quatre nouveaux opus, entre prog allemande massive ou consœur anglaise plus élaborée, et tabasse française de l’émérite label parisien 3D-Vision.

C’était donc le premier disque de trance que Pascal écoutait, en l’occurrence Nightvision, Sixth flight, labélisé en 2000 par les anglais de Flying Rhino Records. Dès le deuxième morceau (Kym, du suédois S-Range), qui envoyait une prog sourde dont la récurrente ligne de synthé dissonante nous plongeait dans une ambiance hypnotique un peu malsaine, il se leva de son fauteuil et se mit à sourire et à bouger un peu, sous le regard déjà exaspéré de sa femme. Puis vint bientôt « Own way » des deux français de Bamboo Forest que j’avais vus la veille et je sus à sa réaction, ce sourire en coin que je connaissais bien, le plaisir qui s’écoulait d’un regard qui brillait de nouveau, qu’il était d’ores et déjà pris et catapulté, addicted to trance.

Depuis notre enfance et notre adolescence surtout, où nous avions successivement entrepris tous les styles musicaux imaginables (hard rock, reggae, punk, hardcore, skatecore, heavy metal, trash, blues, seventies psychédélique, pop curiste, gothique, trip hop, rock, grunge…) et où nous avions écumé un nombre incroyable de salles de concert à travers toute la France, nous avions toujours aimé et partagé les mêmes musiques, voire kiffé les mêmes morceaux d’un album. Je savais donc que l’affaire n’était pas celle d’une seule écoute, ni d’un seul soir. On se mit à danser tranquillement, comme si le reste se fut enfin évanoui ou dissipé, comme si l’affreuse angoisse qui étrennait leur gorge, leur amour et leurs espoirs de jeunes couples relâchait prise et laissait filer le temps avec un peu plus de compassion.

Je regardai Marie et je lui souris. Elle venait à peine de retrouver l’amour de sa jeunesse, l’amour de sa vie. De quelle immense détresse ne devait-elle pas être envahie, elle qui avait déjà vu mourir sa mère d’un cancer quelques années auparavant ? Je regardai de nouveau Pascal et sans que nous ayons le besoin de prononcer un seul mot, tout ce que nous avions l’un pour l’autre de bon fut reçu et donné. Sans magie, ni prose ou exagération de poète, notre filiation, elle, était inébranlable.

Lors de mon retour à Toulouse cinq jours plus tard, j’écrivis quelques lignes dans mon journal. Mes yeux regardaient vers demain, à travers la vitre du train qui effectuait la liaison entre Rouen et Paris, sans pouvoir déterminer si la contenance serait plus juste que la substance. Il faisait beau. Le soleil envahissait un ciel sans nuage. Enfin, le printemps semblait s’installer.

Entre beauté et incertitude, il me rappela à quel point mon cœur était lourd d’aimer pareillement ; à quel point aussi mon âme était plongée dans le vertige de vivre. J’avais la volonté sincère et farouche de libérer ma vie de ses entraves mauvaises et avilissantes, alors que je n’avais aucune idée quant aux moyens d’y parvenir effectivement. Car la vitesse trop rapide du monde autour de moi ne me faisait en fin de compte que miroiter la vérité partiale de mon propre univers, alors que celui-ci était plus révolté que jamais. La surenchère, ne se renvoyant finalement qu’à elle-même, empêchait sournoisement l’instauration d’une nécessaire sérénité intérieure. J’écrivis ceci :

Incidents en surnombre, il faut deviner la grâce sans oublier les prisons. L’eldorado n’est figuré que par notre inconstance, car l’antre d’un rêve est toujours un homme éveillé. 

...


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire