samedi 6 avril 2013

Onze et vingt et un


LSDD – Part. 1, chap. 1 – Extrait



Je m’étais coupé de l’information durant 36 heures et cela m’avait été utile au moins pour le mal que je n’avais pas ingéré durant ce laps de temps. L’insouciance en effet disparaît vite ; elle s’effiloche et s’effiloche mais tant qu’il en demeure quelques lambeaux, on en profite et on les remercie. Savoir faire preuve d’un peu d’égoïsme, c’est parfois aussi vital que le fameux second souffle, simplement. J’appris donc que l’Amérique, humiliée, et le monde avec elle, se préparaient à la riposte. Et il n’était pas difficile d’imaginer quel serait le degré de férocité de la réplique. Pour moi, irrévocablement, ce 11 septembre marquait le passage à une nouvelle époque, peut-être même à une nouvelle ère. Mais je ne pouvais encore rien savoir de celle-ci, si ce n’était d’imaginer, faute de réel argumentaire, que l’ampleur du changement qui s’amorçait serait considérable. Il semblait toutefois certain que l’Amérique partirait en croisade. Qui la suivrait ? Et qui allait se faire dévorer vif ?

Je repris le chemin de Toulouse le lendemain dans le milieu de l’après-midi. J’avais rendez-vous avec mon futur responsable des ressources humaines le mardi matin, dès 8 heures. Il y avait un décalage monumental entre mon minuscule destin reprenant sa marche et celui de ces milliers de personnes concernées par les tragédies du World Trade et du Pentagone, des martyrs aux bourreaux, des rédempteurs du monde jusqu’aux commanditaires mêmes, qui tous nous liaient à l’hyperbole de mort, de peine et de souffrance qu’ils avaient engendrée ou subie, sans pour autant faire de nous des gens significativement meilleurs.

Nous ne demeurions que nous-mêmes, nous n’étions que d’un seul côté de l’écran, ce bon vieux côté où nous risquions peut-être les larmes ou de l’inquiétude, s’il nous restait encore une once d’objectivité et un soupçon de bon sens, enfin le zapping s’ils se mettaient à nous casser les pieds.

Vint le mardi matin du 18 septembre, où mon entretien ne se déroula pas vraiment comme je l’avais souhaité, en cela que mon interlocuteur disparut avant de me dire ce que j’allais gagner. Plus justement, il s’enfuit, sans autre verbe possible, avant de me dire ce que je n’allais pas gagner ! Je passai les trois jours suivants à ne rien faire que le strict minimum. J’avais besoin de souffler et Mathilde n’étant pas à Toulouse, je me suffis à moi-même et me révélai même doué pour la prélasse. Je n’écrivis guère mais regardai beaucoup la télévision et les informations. Je me gavais de ce New York fantomatique, marqué d’une empreinte irréversible. L’actualité ne vivait plus que pour et par cet événement et ne lorgnait plus que dans la seule direction d’un unique visage, celui de l’assassin. Il me semblait presque irréel de regarder le monde occidental trembler devant ce nouveau terrorisme et de constater qu’il n’avait pas d’autre recours que de voir la pire des nations prendre les choses en main, car la plus dangereuse et la seule omnipotente, et par dessus tout, celle qui avait été terrassée au cœur même de sa chair et de ses plus prestigieux symboles.

Cela me donnait l’impression d’avaler la salive d’un autre, d’un mec bien plus redoutable que moi, plus puissant et irrémédiablement bien plus en colère. Ferait-il naître en son sein, son saint patriotisme exacerbé, assez de haine pour en vouloir, si ce n’était à la terre entière, au moins à l’une de ses franges déjà toute désignée ?

Trois jours passèrent ainsi avant que n’arrive le matin du 21 septembre. Il était 10 heures, peut-être un peu plus. Le temps et son ciel étaient doux, seulement ornés de quelques nuages blancs. Dans la cour de mon immeuble, ne virevoltaient dans l’air que les bruits épars de quelques pigeons et le cliquetis d’une vaisselle que l’on rangeait un peu plus loin.  Je me réveillais alors doucement, dans la paresse de ces obligations qui n’existaient pas encore, dans ce jour comme dans les précédents. J’étais encore couché et rien n’était urgent. Je commençais seulement à ressentir la vaporeuse envie de boire un café. Soudain, une extraordinaire explosion tua la quiétude de ma cour. Elle fut suivie dans la seconde d’un souffle brutal et titanesque, qui déchira l’air ambiant en chacune de ses particules, avant d’immédiatement faire trembler mon immeuble de trois étages comme un vulgaire paquet de feuilles mortes. Je l’ignorai encore bien sûr, mais l’usine AZF venait d’exploser.

Je ressentis une peur immense et me trouvai soudain debout, vacillant dans le désarroi le plus total. De ne rien savoir sur ce qui venait de se produire fût insoutenable. Je tentai d’appeler à l’aide au delà de mon velux mais personne ne répondit. J’entendis une femme pleurer ou geindre ou crier et des bruits de verres brisés. Je mis mes lentilles de contact et m’habillai précipitamment. Dans l’instant d’après, j’étais dans la rue.

Ce que je vis me rassura, de par la présence de la foule, mais surtout m’émut profondément. Les gens, tous les gens autour de moi, étaient en état de choc et marchaient et courraient en tous sens, sans savoir où aller ni où trouver refuge. Un nombre incroyable de vitres avaient été soufflées et cent mille morceaux en étaient éparpillés sur le sol, envahissant les trottoirs et les chaussées. Un flot humain considérable quittait dans la précipitation tous les bâtiments publics et notamment la Faculté de Droit, située à 50 mètres à peine de chez moi et qui se dévidait de tous ses élèves, ahuris, comme moi, comme tout le monde.

Personne ne savait rien. Bien sûr, nous avions tous en tête les attentats américains et tous, sans exception, établirent un lien entre les deux évènements. C’était hallucinant et terrible, on entendait partout des sirènes hurler sans pouvoir en identifier la provenance. Alors que je cherchai en vain et comme tous les autres une esquisse de réponse, mon attention se porta sur une étudiante. Elle devait avoir un peu plus de vingt ans. Elle était très belle. Il émanait de son visage aux traits fins et angéliques une fragilité empirique qui semblait totalement désavouer l’organique matière de l’instant si particulier que nous étions tous en train de vivre.  Elle fit un pas, un pas seulement et, chancelante, ne put aller plus loin. Elle s’assit sur le rebord du trottoir, le plus à l’écart possible de tous les autres et, se prenant la tête entre les deux mains, toute de rage, de terreur et d’impuissance, éclata subitement en sanglots. Toulouse, la douceur de ses rues piétonnes, la lumière unique du soleil projetée sur ses briques roses, tout cela n’existait plus. N’étaient plus que ses enfants, innombrables et perdus, qui venaient à leur tour de basculer dans le chaos.




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