LSDD – Part. 1, chap. 1 – Extrait
…
Je m’étais coupé de l’information durant 36 heures
et cela m’avait été utile au moins pour le mal que je n’avais pas ingéré durant
ce laps de temps. L’insouciance en effet disparaît vite ; elle s’effiloche
et s’effiloche mais tant qu’il en demeure quelques lambeaux, on en profite et
on les remercie. Savoir faire preuve d’un peu d’égoïsme, c’est parfois aussi
vital que le fameux second souffle, simplement. J’appris donc que l’Amérique,
humiliée, et le monde avec elle, se préparaient à la riposte. Et il
n’était pas difficile d’imaginer quel serait le degré de férocité de la réplique.
Pour moi, irrévocablement, ce 11 septembre marquait le passage à une nouvelle
époque, peut-être même à une nouvelle ère. Mais je ne pouvais encore rien
savoir de celle-ci, si ce n’était d’imaginer, faute de réel argumentaire, que
l’ampleur du changement qui s’amorçait serait considérable. Il semblait
toutefois certain que l’Amérique partirait en croisade. Qui la suivrait ?
Et qui allait se faire dévorer vif ?
Je repris le chemin de Toulouse le lendemain dans
le milieu de l’après-midi. J’avais rendez-vous avec mon futur responsable des
ressources humaines le mardi matin, dès 8 heures. Il y avait un décalage
monumental entre mon minuscule destin reprenant sa marche et celui de ces
milliers de personnes concernées par les tragédies du World Trade et du Pentagone,
des martyrs aux bourreaux, des rédempteurs du monde jusqu’aux commanditaires
mêmes, qui tous nous liaient à l’hyperbole de mort, de peine et de souffrance
qu’ils avaient engendrée ou subie, sans pour autant faire de nous des gens
significativement meilleurs.
Nous ne demeurions que nous-mêmes, nous n’étions
que d’un seul côté de l’écran, ce bon vieux côté où nous risquions peut-être
les larmes ou de l’inquiétude, s’il nous restait encore une once d’objectivité
et un soupçon de bon sens, enfin le zapping s’ils se mettaient à nous casser
les pieds.
Vint le mardi matin du 18 septembre, où mon
entretien ne se déroula pas vraiment comme je l’avais souhaité, en cela que mon
interlocuteur disparut avant de me dire ce que j’allais gagner. Plus justement,
il s’enfuit, sans autre verbe possible, avant de me dire ce que je n’allais pas
gagner ! Je passai les trois jours suivants à ne rien faire que le strict
minimum. J’avais besoin de souffler et Mathilde n’étant pas à Toulouse, je me
suffis à moi-même et me révélai même doué pour la prélasse. Je n’écrivis guère
mais regardai beaucoup la télévision et les informations. Je me gavais de ce
New York fantomatique, marqué d’une empreinte irréversible. L’actualité ne
vivait plus que pour et par cet événement et ne lorgnait plus que dans la seule
direction d’un unique visage, celui de l’assassin. Il me semblait presque
irréel de regarder le monde occidental trembler devant ce nouveau terrorisme et
de constater qu’il n’avait pas d’autre recours que de voir la pire des nations
prendre les choses en main, car la plus dangereuse et la seule omnipotente, et
par dessus tout, celle qui avait été terrassée au cœur même de sa chair et de
ses plus prestigieux symboles.
Cela me donnait l’impression d’avaler la salive
d’un autre, d’un mec bien plus redoutable que moi, plus puissant et
irrémédiablement bien plus en colère. Ferait-il naître en son sein, son saint
patriotisme exacerbé, assez de haine pour en vouloir, si ce n’était à la terre
entière, au moins à l’une de ses franges déjà toute désignée ?
Trois jours passèrent ainsi avant que n’arrive le
matin du 21 septembre. Il était 10 heures, peut-être un peu plus. Le temps et
son ciel étaient doux, seulement ornés de quelques nuages blancs. Dans la cour
de mon immeuble, ne virevoltaient dans l’air que les bruits épars de quelques
pigeons et le cliquetis d’une vaisselle que l’on rangeait un peu plus
loin. Je me réveillais alors doucement,
dans la paresse de ces obligations qui n’existaient pas encore, dans ce jour
comme dans les précédents. J’étais encore couché et rien n’était urgent. Je
commençais seulement à ressentir la vaporeuse envie de boire un café. Soudain, une
extraordinaire explosion tua la quiétude de ma cour. Elle fut suivie dans la
seconde d’un souffle brutal et titanesque, qui déchira l’air ambiant en chacune
de ses particules, avant d’immédiatement faire trembler mon immeuble de trois
étages comme un vulgaire paquet de feuilles mortes. Je l’ignorai encore bien
sûr, mais l’usine AZF venait d’exploser.
Je ressentis une peur immense et me trouvai soudain
debout, vacillant dans le désarroi le plus total. De ne rien savoir sur ce qui
venait de se produire fût insoutenable. Je tentai d’appeler à l’aide au delà de
mon velux mais personne ne répondit. J’entendis une femme pleurer ou geindre ou
crier et des bruits de verres brisés. Je mis mes lentilles de contact et
m’habillai précipitamment. Dans l’instant d’après, j’étais dans la rue.
Ce que je vis me rassura, de par la présence de la
foule, mais surtout m’émut profondément. Les gens, tous les gens autour de moi,
étaient en état de choc et marchaient et courraient en tous sens, sans savoir
où aller ni où trouver refuge. Un nombre incroyable de vitres avaient été
soufflées et cent mille morceaux en étaient éparpillés sur le sol, envahissant
les trottoirs et les chaussées. Un flot humain considérable quittait dans la
précipitation tous les bâtiments publics et notamment la Faculté de Droit, située
à 50 mètres à peine de chez moi et qui se dévidait de tous ses élèves, ahuris,
comme moi, comme tout le monde.
Personne ne savait rien. Bien sûr, nous avions tous
en tête les attentats américains et tous, sans exception, établirent un lien
entre les deux évènements. C’était hallucinant et terrible, on entendait partout
des sirènes hurler sans pouvoir en identifier la provenance. Alors que je
cherchai en vain et comme tous les autres une esquisse de réponse, mon attention se porta sur une étudiante. Elle devait
avoir un peu plus de vingt ans. Elle était très belle. Il émanait de son visage
aux traits fins et angéliques une fragilité empirique qui semblait totalement
désavouer l’organique matière de l’instant si particulier que nous étions tous
en train de vivre. Elle fit un pas, un
pas seulement et, chancelante, ne put aller plus loin. Elle s’assit sur le rebord
du trottoir, le plus à l’écart possible de tous les autres et, se prenant la
tête entre les deux mains, toute de rage, de terreur et d’impuissance, éclata
subitement en sanglots. Toulouse, la douceur de ses rues piétonnes, la lumière
unique du soleil projetée sur ses briques roses, tout cela n’existait plus.
N’étaient plus que ses enfants, innombrables et perdus, qui venaient à leur tour
de basculer dans le chaos.
…
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