Cette photo
est prise depuis la dune Sud de Soulac. Nous sommes au bout du petit chemin.
C’est notre spot, avec Yann.
Nous sommes
l’avant dernier jour d’octobre. Les houles automnales, puissantes, ne
plaisantent pas. La vague fait presque deux mètres ce jour-là. L’eau n’est pas
encore glaciale, seulement devenue froide.
Nous sommes
proches de l’embouchure de la Gironde. Les courants latéraux sont généralement
forts, un paramètre dont il ne faut jamais sous-estimer l’influence sur la
qualité d’une session. On rame en permanence pour atteindre le pic ; on se
fatigue plus vite.
La vague soulacaise
est technique. Massive, rapide, tubulaire, elle ferme fréquemment trop vite,
mâchoires qui t’engloutissent. Le take-off s’apparente à un drop sur une rampe
de skate : tu y vas à fond. Ou tu n’y vas pas. Elle ouvre essentiellement
à gauche. Normal foot, je la surfe le plus souvent en backside, posture où ne
vont ni mes préférences, ni mes plus grandes aisances.
J’y ai pris
d’innombrables boîtes, je m’y suis même fait mal quelques fois. Mais j’ai aussi
eu droit à des rides inoubliables, dont certains ne sauront sans doute jamais
s’effacer.
Cette mise à
l’eau sera la première du séjour. Quasiment la seule. Yann, Ethan et moi avons
pris notre temps. Il ne fait pas beau. Il pleut. Pendant plusieurs jours,
l’océan colère balaye les rivages d’une houle épique, désordonnée, insurfable.
Nous
profitons de quelques éclaircies pour faire des balades sur le littoral ou en forêt,
cueillir des champignons. Ethan déniche ses toutes premières girolles parmi les
humus aux pieds des arbres. Nous remplissons un sac de ces pépites, que Yann
cuisine à merveille dès notre retour au chalet.
Nous
investissons la table de longs repas, arrosés de vins, de bières et de belles
histoires. Les épisodes des schtroumpfs et le meilleur de Metallica passent
sans cesse sur Youtube, cadencent nos journées.
Nos soirées,
quant à elles, sont essentiellement guitare.
Nos deux instruments
languissent depuis ce trop court week-end de fin septembre, dont le dimanche
avait livré l’une des plus belles sessions de glisse de l’exercice 2013.
Yann était
encore convalescent, d’une guérison qui touchait enfin à son terme. Interdit de
surf depuis mars, il m’avait ce jour-là prêté son fameux quatro Infinity, une
6’0. Je n’avais jamais surfé aussi court. J’avais adoré.
Aussi, le
jour de nos retrouvailles, notre impatience est avouable, presque palpable. Ce
premier jam débute lorsque la nuit tombe et s’étire, sans équivoque, les
horloges s’effaçant durablement.
Ethan est
avec nous. Il nous accompagne. Il est notre cœur à tous les deux. Il tape parfois
sur le djembé. Il danse aussi, il crie, il chante. Ou me supplie d’arrêter de
jouer, auréolé de son sourire d’ange. Nos fous-rires sont innombrables.
Il finit par
s’endormir, bien sûr toujours un peu trop tard. Pour ne pas gêner son sommeil,
nous nous éclairons aux bougies. Nous poursuivons.
Pour la
première fois, nous nous enregistrons, avec le Smartphone. Une mauvaise qualité,
pour de beaux souvenirs. Nous travaillons des compos, des reprises. Hey Joe
commence à bien tourner.
Le soir du
troisième jour, nous ignorons encore tout. Dans la froide nuit médocaine d’octobre,
résonnent tous ces rêves qu’on a déjà faits. Et les Lignes dessinées par nos
doigts sur les touches palissandre.
Lou Reed
vient de mourir.
Ce n’est pas
un hommage, juste une évidence. Nous écumons notre ébauche de répertoire jusqu’à
ses limites ultimes. J’en ai mal aux doigts. Le thé prend la place au
centre de la table, de toutes ces autres bouteilles que nous avons laissées
vides.
Nos
partitions communes asséchées, nous improvisons. Sans intention particulière, nous
lançons puis maintenons tous deux les dissonances d’idées qui ne s’accordent
pas.
Pour
l’instant.
Nous persévérons.
Le rythme s’accélère. J’envoie tout ce que j’ai, aussi vite que possible, de
plus en plus fort. On dirait du Slayer, joué sur une acoustique.
Yann ne
lâche rien.
A l’apogée,
nos deux chaos se rejoignent, finalement gravissent ensemble le mur du son. Nos
yeux pétillent des arbalètes. La fureur, pacifique, s’éteint dans la seule seconde de silence consentie, avant que
Yann ne se lance dans une transhumance personnelle, intime, trois accords
lancinants, toujours légèrement en dissonance.
Je l’écoute
de longues secondes, cherche à le rejoindre. Je trouve sans virtuosité un
glissé d’un demi-ton, toujours le même accord. Le rythme fera le reste. Il se
met progressivement en place, devient tribal. Il finit par nous envahir,
entièrement.
Les deux
guitares entrent en résonnance. En définitive, tous les quatre, instruments et
instrumentistes, nous ne sommes plus qu’un. La magie ne se trouve pas dans la
performance, mais dans l’instant lui-même, qui devient et incarne tout ce que
nous avions joué jusque-là.
Bomba !
crie Yann, lorsque cela s’arrête, une crampe m’ayant volé la main gauche.
On écoute
plusieurs fois le morceau. Il est notre cadeau, un bébé insolite. Son titre me
vient spontanément, le dernier coup de crayon parachevant l’œuvre.
La mort de
Lou Reed…
Deux jours
plus tard, nous n’avons pas rejoué. Nous sommes allés au bout de cette route. Mais
nous sommes sur la dune et je photographie cette vague, celle d’un autre
chemin, avant d’aller la surfer. La barre est difficile, mais je trouve un
passage. Je rejoins Yann au pic.
Nous n’avons
pas surfé ensemble depuis les premières classes du Maroc, notre droite de
Montalivet, huit mois plus tôt. Je cherche pendant plusieurs minutes la
première vague. Je choisis mal. Lorsque je m’élance, toute la paroi déjà bascule
vers les ressacs, les profondeurs. Je la refuse, saute, m’échappe pour ne pas
être broyé.
La Weber est
quant à elle aspirée par la vague, qui tire si brutalement sur le leash qu’il
n’y résiste pas. Il casse net. La planche est emportée. Je reste seul à l’eau.
Le sel est une odeur particulière dans ce genre de moment, où l’on devine que
ce qui va suivre ne sera pas simple. Je suis tout nu, dans un lieu où je
devrais porter un trois pièces.
Il faudra
nager pour rejoindre la plage et, avant tout, surmonter la zone d’impacts, là
où les lignes d’eau viennent se briser.
Yann n’est
pas loin et je lui dis que ça fait chier. Je nage et, dans mon bon droit, me
prend toute la série en pleine poire. Les lames atlantiques me traitent comme
un homme, m’envoient au fond, me font tourner dans l’onde comme un brin de
paille au vent.
Bien sûr, je
rejoins vite la frontière de sable. La Weber s’amuserait presque dans la dune,
qu’Ethan maltraite avec un entrain sans faille. Valérie vient me voir, me
demande comment je vais. Je recherche mon souffle.
Je casserai
un deuxième leash ce jour-là, une exclusivité véritable dans mon parcours de
surfeur. J’irai en acheter un à Montalivet, chez Philippe, après avoir tenté le
surf shop de la rue principale de Soulac, demeuré portes closes, une mauvaise
surprise.
Je
rejoindrai au dernier pic Sud Yann, Douille, Eric, Stéphane et un autre surfeur
dont j’ai oublié le prénom. Des quarantenaires, pour la plupart. Des vieux
mecs, dont je ferai bientôt partie.
Je surferai
la dernière heure, lorsque la mer se sera retirée. La houle aura alors
significativement baissé. Je prendrai sept vagues avec la Free, venue changer
la donne d’une Weber qui ne m’aura pas porté chance.
Le soleil
viendra bientôt caresser la Ligne. Il l’embrasera, comme il le fait pour nos
âmes, à chaque nouvelle fois. Dans les derniers instants, on verra même des
couleurs qui n’existent pas vraiment.
Et les fresques
du ciel et de l’océan vivront dans nos yeux.
Une histoire
de surf se construit ainsi, patiemment, tandis que les années filent, que les
expériences se renouvellent, se réinventent, venant densifier la viscérale
matière de toutes leurs précédentes. Ce
que nous sommes devenus, une part de ce que nous deviendrons, nichent dans
chaque nouvelle vague surfée.
Dans
l’ardeur retentissante des houles automnales de l’Atlantique, c’est bien l’histoire
de nos vies qui nous est contée, dans la couleur de nos musiques.
Lorsque je
regarde cette vague, c’est bien une part de nous que je vois, une part de ce
que nous sommes, une certaine façon d’appréhender le sens de notre aventure
ici-bas. En elle, vit la pulsation du monde, ce qu’on tente chaque jour avec
lui.
Elle est cette
improvisation tribale que nous avons partagée avec Yann, une heureuse
survenance parmi les nuits froides et incertaines.
Elle est
notre devenir, cette question que nous posons tous, lorsque le moment vient à
point nommé : qu’est-ce qui nous arrêtera, au bout du compte ?
Sûrement pas
la mort de Lou Reed.
4 commentaires:
Très beau texte Bro !
Merci bro :)
Comme toujours, vous nous livrez un texte plein de poésie et un récit toujours riche, intense qui me ferai presque regretter de ne pas avoir vécu cette nuit avec vous, alors que vous avez réalisé que "La magie ne se trouve pas dans la performance, mais dans l’instant lui-même..."
Je devine vos "fous-rires innombrables", " la table de longs repas, arrosés de vins, de bières et de belles histoires." Vos mots sont une invitation et décidément oui, j'aurais aimé en être. C'est là, toute la magie de votre texte. Je peux vous voir surfer la dernière heure et surtout voir le soleil embrasser la ligne "comme il le fait pour nos âmes".
Je ne connais ni le surf, ni l'univers qui l'entoure, mais une chose est sûre, je rêve à présent d'admirer "les fresques du ciel et de l’océan..."
L.
Merci pour votre long commentaire bienveillant, vous me livrez quant à vous une superbe matière de lectrice. Merci mille fois.
Olivier
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