mardi 11 février 2014

METAMORPHOSE



Elle sera déjà assise lorsque je rejoindrai ma place. Je m’installerai côté fenêtre, en face d’elle, tandis que l’expression de son visage demeurera fermée, empreinte d’une moue endormie. Elle ne répondra que partiellement à mon bonjour, sans ne montrer aucune sympathie particulière. Elle sera plutôt jolie, mais rien ne la rendra belle.

Il sera difficile de lui donner un âge. Moins de 30 ans, peut-être 26, peut-être moins, je n’arriverai pas à me déterminer.

Nous passerons quatre heures l’un en face de l’autre. Nous n’échangerons pas un mot, seulement quelques regards. Furtifs. Je n’y décèlerai jamais rien de tendre. Parfois, très brièvement, une légère marque d’intérêt.

Nous aurons comme voisins, juste de l’autre côté du couloir, un drôle de quatuor. D’abord une mère et ses deux filles, dont la plus jeune, trois ans peut-être, échappera presque totalement à l’autorité maternelle durant tout le voyage. Bruyante pour dix, seule dans le wagon, déclamant, criant, chouinant à qui mieux mieux. Sa grande sœur, une jeune adolescente, se comportera heureusement avec plus de retenue.

En gare de Béziers, elles seront rejointes par un très vieil homme qui, une fois convenablement installé, débutera son voyage en lisant bouche ouverte son journal d’informations. Il partagera bientôt quelques bonbons avec les deux gosses. Il engagera la conversation avec leur mère. Ils ne cesseront de se parler jusqu’à la gare de Lyon.

Sa voix sera semblable à celle que l’on entend parfois en off, dans un vieux conte cinématographique ; la très vieille voix de celui qui raconte les ineffables aventures de sa propre vie, défilant, toujours, sans qu’il n’y ait rien pour tarir cette source.

Il diffusera son histoire, sans ne jamais indiquer une méthode toute faite. Il prendra de temps en temps les petites filles à partie, parviendra assez régulièrement à les faire rire.

Il parlera de tous ces pays qu’il a vus au cours de sa vie. Il dira son amour pour le plus beau d’entre eux, la France, qui réunit tous les paysages, tous les climats, toutes les géographies. Il évoquera l’Autriche, une perle assez mal connue en Europe, se moquera gentiment de l’Allemagne et de sa Bavière.  

Il m’énervera aimablement, parce qu’il aura aussi à tendance à parler trop fort. Mais il m’inspirera surtout un grand respect, un attrait véritable, tandis que le trio féminin sera, à contrario, toujours légèrement insupportable.

Ces petits bouts de femmes incarneront si peu farouchement ces gens que l’on croise parfois dans les voyages en commun, qui en ont à l’évidence oublié la prérogative première. Elles disposeront ainsi trop librement de l’espace sonore et spatial partagé avec tous les autres, pauvres de nous !

Je travaillerai pendant plus d’une heure avec le téléphone, ce blackberry absolument inergonomique, qui me permet pourtant d’emmener mon bureau partout où je me déplace.

Je regarderai ensuite les photos sur la carte SD du Nikon, ferai des zooms, explorerai cette matière première pour tenter de dénicher quelques clichés à potentiel, ceux qui sauront raconter une histoire, si courte fût-elle.

J’essayerai de dormir un peu mais les petites et leur maman feront définitivement trop de bruit. La jeune femme en face de moi ne s’endormira pas non plus. Elle prendra un air renfrogné, qui me laissera moi-même un peu dubitatif.

Nous aurions pu faire connaissance. Il n’en sera jamais question.

Alors je travaillerai encore. Je traiterai par téléphone un accident du travail sans gravité. Je m’inquiéterai par texto de cet entretien qu’aura l’un de mes collaborateurs avec le boss, une espèce de conciliation impossible.

Le temps passera lentement. Depuis Agde jusqu’à la gare de Lyon, les paysages se succéderont pour devenir, en bout de course, les grisailles et les bétons parisiens.

La jeune femme sera toujours en face moi. Il n’y aura eu aucune interaction, ce qui somme toute est assez rare dans un voyage.

Lorsque le train entrera en gare, elle se lèvera un peu avant les autres. Je prendrai mon temps, sachant cette heure devant moi pour atteindre le quartier d’affaires de la Défense, l’une de ses tours immenses, où se tiendra la convention annuelle des gens de ma fonction.

Je descendrai lentement sur le quai, après avoir laissé priorité au flot humain majoritaire, celui qui se précipite vers les sorties.  Une Marlboro light à la bouche, je regarderai tous ces gens filer vers leurs destinées, pris de cette impression tenace, originelle, que je ne fais pas vraiment partie d’eux.

La première latte de la cigarette me rappellera, comme à chaque fois, combien je suis mal parti pour arrêter de fumer. Je laisserai la plus grande part de la multitude me devancer, savourant sans extase les bouffées nicotiniques. Puis je prendrai le même chemin qu’eux.

C’est alors que je la reverrai.

Elle embrassera un homme. Elle rayonnera de tout son être. Sa beauté ne sera plus discutable.

Objectivement, l’homme ne sera pas beau. Silhouette rondelette, calvitie avancée, affublé de lunettes blanches de mauvais goût, il sera enveloppé d’une certaine forme de disgrâce. Une gentille disgrâce.

Mais elle l’embrassera rageusement, de ses lèvres mouillées, ses yeux brûlants, de tout ce qu’elle sera capable de lui donner. Il recevra tout ça avec ferveur, les passions, les humidités, les regards embrasés. Il aura l’air tellement heureux.

Les deux amants seront un rocher au milieu d’une rivière en crue. Rien n’existera autour d’eux. Rien ne pourra les atteindre.

Je les regarderai, seulement quelques secondes de plus. Je me dirai que c’est ça l’amour, la métamorphose.

Il fait des êtres qui le portent des créatures à part, un genre humain qui échappent fugacement aux lois qui régissent notre monde, celui de la quotidienneté, celui que fréquentent tous ces gens autour de moi, en file indienne, qui s’empressent à toute berzingue vers des importances de second plan.

Je laisserai les amoureux à leur étreinte, sans les envier, mais en me souvenant, simplement. J’entendrai cet écho en moi,  celui qui saura me dire qu’il existera toujours, même en ce lieu, quelque chose que les bétons et les mauvaises histoires n’avaleront jamais. 

Tout cela sera imperceptible, fugace, dans le seul instant d’une dernière latte volée à ma cigarette.

Je marcherai sur le quai détrempé, ce songe déjà évaporé. Je me dirai alors qu’il faut impérativement que j’achète une nouvelle paire de chaussures.






9 commentaires:

duke a dit…

Très beau texte Bro, qui met à mal l'a priori !

Olivier Brugerie a dit…

Merci pour ton retour, bro ;p)

Valérie a dit…

Bel écrit, et belle sincérité dans ton ressenti !

Olivier Brugerie a dit…

Merci Valérie, heureux que ce texte t'ai plu !

Valérie a dit…

Je te lis depuis quelques temps,mais je n'avais pas osé écrire encore.
Vous êtes doués artistiquement tous les deux,je viens par le blog de Pascal, dont je suis fan depuis quelques temps aussi.
Bonne soirée, merci.

Olivier Brugerie a dit…

Encore merci à toi Valérie. Si jamais cela te tente, Pascal et moi avons une page sur facebook, 52 semaines, où nous associons ses photos et mes écrits ;)

Valérie a dit…

Ah,une super idée, c'est génial !
Sauf que je n'ai pas facebook...
Merci Olivier.

Olivier Brugerie a dit…

l faut qu'on crée un blog alors !! ;) Merci pour tes lectures Valérie.

Valérie a dit…

Oui,oui ! :-)
Allez j'attends le blog ! :-)
Merci .

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