C’était
en 2003, une année considérable.
Je
n’avais pas trente ans.
Je
reçus un mail de Mike ce jour-là. Le début d’après-midi s’étirait trop
lentement. J’étais au travail, devant l’ordinateur, accomplissant assez vaguement les missions
imparties.
Le
mail portait le titre évocateur de « Galère en vue ». Il dressait, en
une dizaine de lignes, le résumé explicite d’une situation imprévue : la petite
amie de Jérôme venait de lui apprendre la tromperie, elle-même annonciatrice,
quelques instants plus tard, d’une rupture irrévocable.
Mike
parlait bien de cette charmante jeune femme, que j’avais rencontrée pour la
première fois six jours auparavant. Elle descendait de Paris, aider au déménagement
de notre copain, qui quittait enfin Figeac pour s’installer à Toulouse.
Ma
première pensée fut pour elle, étonnamment.
La
rupture, Jérôme l’avait malheureusement déjà connue dans un passé récent, une
année et demie à peine écoulée. Ce fut son premier grand chagrin d’amour, toujours
la même histoire. Une fille, dont il était éperdument amoureux, l’avait quitté du
jour au lendemain, alors qu’ils semblaient tous deux vivre une relation
épanouie, durable. En revêtant les atours difficiles de celui qui prend la
décision, elle lui avait simplement annoncé qu’elle ne l’aimait plus.
Elle
lui avait brisé le cœur. Il avait
beaucoup pleuré. Il avait presque trente ans. Il n’est jamais trop tard.
De
très longs mois avaient été nécessaires, avant qu’il ne remonte la vertigineuse
pente de cet amour au trépas, et ne recouvre cette si précieuse croyance quotidienne
de la vie, simplement offerte, devant lui.
Cette
époque fut celle d’un rapprochement évident entre nous, celle du partage de nos
deux expériences qui, si elles différaient fondamentalement sur la forme, se
ressemblaient pourtant à s’y méprendre. Les endommagements de l’âme sont
universels.
Je
ne l’avais depuis connu que célibataire. Sa dernière relation n’ayant pas un
trimestre, la jeune femme vivant à Paris, je n’avais jamais eu l’occasion de
les voir ensemble, jusqu’à ce dernier week-end, à Figeac puis à Toulouse, où j’avais
enfin pu mettre un visage sur ce bonheur neuf. Je m’étais sincèrement réjoui de
voir que la magie semblait opérer, cette fille ayant injecté dans son regard,
de cet éclat qui n’appartient qu’aux gens qui s’aiment.
Elle
paraissait douce, attentionnée, son amour empreint de pudeur. J’avais passé une
grande partie du dimanche après-midi en leur compagnie. Nous avions fait une
assez longue promenade sur les berges de la Garonne, obligation toulousaine des
dimanches ensoleillés, avant d’aller
manger dans un petit resto grec proche des cinémas, en attendant le Spielberg
de 20 heures.
Nous
nous étions séparés après le film, sur le trottoir devant le cinéma. Il était
touchant Jérôme, avec ce sourire
incrusté dans le cœur et, elle, toujours aussi douce, échangeant avec moi un au
revoir que je perçus comme une promesse de prochaine fois. Trois jours après,
elle couchait avec son ex. Puis avouait et quittait Jérôme. Fin de l’histoire.
Je
l’appelai le soir même, alors qu’il était dans le train pour Paris. Il était
proche de la capitale, lorsqu’il décrocha. Je l’interrogeai. Il répondit
doucement, d’une voix étouffée, un souffle endolori :
-
Je vais chercher des explications, Olivier ! Je ne comprends rien et je
veux comprendre. C’est pas possible… Je ne comprends pas…
Il
me fit immédiatement beaucoup de peine, chaleur irradiant le ventre, les yeux soudainement
piquants. Je perçus dans ses mots amertume, écœurement et de cet état qu’on
ressent parfois au plus profond de nous, dans l’évidence d’une incontestable
défaite, qu’il nous est pourtant impossible de reconnaître.
Il
n’avait rien vu venir. Il se projetait. Il avait raison. Il faut toujours
croire, lorsque l’on aime.
J’avais
cependant une certitude : il ne vivrait pas cette nouvelle épreuve pareillement
à son premier amour brisé. Si sa vie actuelle se trouvait indéniablement
bouleversée, le temps n’était plus pour lui de souffrir comme lors de ce
chagrin originel, les armes dont il disposait n’étant objectivement plus
les mêmes.
La
chute sans fin, la grande Bascule, appartiennent à la première fois,
exclusivement. Le fond de son être le savait, sans qu’il n’ait besoin de faire
usage de cette connaissance autrement qu’à la manière d’un ticket modérateur, maintenant
naturellement la dose de souffrance à un niveau déjà connu, donc plus
supportable.
Lorsque
je luis dis au revoir, il me sembla que nos gorges nouées se comprenaient. Il
reprit :
- Je ne sais pas encore si je
redescends sur Toulouse ce week-end. Tout dépendra de la manière dont ça se
passe….
Il
marqua une longue pause, finalement peut-être aussi longue que la chute qu’il
était en train d’écrire en silence, le regard perdu dans la courbe vague de ces
rails fuyants, qu’il connaissait par cœur. Il ajouta :
-
Mais c’est quand même très probable. A plus, mec !
Il
raccrocha. Lui avoir parlé m’avait fait du bien, la simple intuition que la
lumière d’une bougie éclaire et réchauffe ce qu’elle peut, sans changer grand
chose, si ce n’est peut-être tuer la noire obscurité.
Je
ne fis rien de remarquable après cela. Par habitude, je me couchai tard,
m’endormis plus tard encore. Ce que m’offrirent la nuit, ses rêves troubles, ne
sut guère rasséréner la part inapaisée de mon être.
Vendredi
disparut, dans le morne rythme d’une fin de semaine que j’attendais depuis trop
longtemps. Une seconde plus tard, le week-end pris la suite, manège de jouets
rabougris, usés de nos usages répétitifs.
Plus
épuisé par le manque de sommeil que par mes cinq jours de travail, cette
première soirée fut relativement raisonnable. Mike passa chez moi vers 21h. Je lui offris un verre de vin rouge assez peu
fameux, d’un pourtant bon Buzet que j’avais déjà acheté plusieurs fois. Le numéro
tiré cette fois-ci était foireux, éventé. Cela ne m’avait pas empêché d’en
boire une bonne moitié la veille au soir, en travaillant sur l’ordinateur à ce
premier bouquin que je voulais faire vivre, jusqu’au beau jour bien improbable
de son achèvement.
Vers
23 heures, nous fûmes rejoints par Mathilde et Matthieu, son nouvel ami, un
garçon de 25 ans gentil, doux, qui avait semble-t-il bien moins de défauts que
moi au même âge, en cela que je n’aurai jamais accepté de passer une soirée
chez l’ex de ma copine. Trop jaloux, trop con, trop rital, pour la très simple
moitié de mon sang, même si l’excuse ne vaut que pour être citée.
Ils
ne vinrent heureusement pas les mains vides : un pack de bières, une
bouteille de rhum, quelques citrons. Je bus en prélude quelques bières, le
nécessaire échauffement avant l’entracte.
Cette
soirée fut assez agréable. Je m’occupai de la programmation musicale, ce qui
m’emplissait toujours d’une joie simple. N’étant à l’époque pas équipé pour
mixer, je me contentais d’enchaîner archaïquement les meilleurs morceaux des cd
vers lesquels allaient mes préférences, éphémères, plus durables, fidèles et,
enfin, peut-être pour un ou deux extraits seulement, celles se réclamant des
incompressibles fragments, où des pans entiers de votre vie sont inscrits dans
une seule chanson.
Après
les bières, je bus trois ou quatre rhums, qui sur moi eurent l’effet que
j’attendais d’eux, miracle élucidé d’avance. Je finis en effet par être
réchauffé en toutes les saines parties du corps, tandis qu’enfin l’esprit se
mit à flâner aux abords charmeurs de sa propre désensibilisation.
Vers
deux heures du matin, les amoureux s’en allèrent poursuivre ailleurs, les
pleins bagages d’un amour qui était né, sans nul doute possible. A certains
moments, qui ne durèrent que le temps d’un mot ou d’un sourire, voir Mathilde
heureuse comme je la vis me fit un drôle d’effet, comme si nous avions tous
deux manqué quelque chose, en notre temps.
Mais
je n’étais pas jaloux. Ce n’était plus l’heure. Je n’avais plus aucune raison.
Nous avions vraiment tout tenté pour mener notre barque à bon port, au-delà des
récifs, des abîmes. Nous n’avions tout bonnement pas réussi. Nous étions
devenus amis, ou quelque chose approchant. Et cela fonctionnait mieux comme
cela.
Immédiatement
après leur départ, Mike et moi achevâmes la soirée avec Echoes, la plus vertigineuse épopée des Floyd, un rite entre nous.
Ivre de fatigue, je me laissai emporter avant la fin de l’hymne psychédélique,
qui me réveilla dans la soudaine instauration du silence.
Une
fois jouée One of these days, dernière
prolongation floydienne, Mike me quitta. Je n’eus pas la force de bouger du
canapé, lui lançai un au revoir de messe basse, tout en demeurant allongé.
La
porte se referma doucement derrière lui. Je fermai les yeux, me laissant bercer
par les mélodies de Waters, de Gilmoure. Il était un temps où il fallait lâcher
prise.
A
sept heures environ, je me réveillai, patraque, la bouche pâteuse, dans l’exacte
position qui m’avait vu fondre dans un sommeil vide. Je fis un effort certain pour
rejoindre le lit, où je m’affalai sans ne retirer le moindre vêtement.
Mike
me rejoignit ce même jour, dans le milieu de l’après-midi. Nous allâmes sur les
berges. Il alluma un joint, que je partageai avec lui. Le temps était
splendide. Nous discutâmes longtemps, comme nous aimions à le faire parfois, trop
rarement à mon goût, hors nos jeux de guerre, de beuveries, de circonstances.
Nous
parlâmes de nos vies, dont nous ne savions toujours rien ou si peu de
choses ; l’avenir semblait parfois n’appartenir qu’à lui-même. Jérôme
téléphona vers 17 heures. Navigant de nouveau sur les rails, il rentrait,
arrivait bientôt sur Toulouse. Mike me regarda après avoir raccroché, me
dit :
-
Ça
a l’air d’aller un peu mieux. Sa voix n’est pas mauvaise et il est capable de
rire. Il ne semble pas totalement abattu.
- Tant mieux, mais ça ne m’étonne pas trop. Ça
ne pourra de toute façon pas être aussi dur cette fois-ci.
Mike
acquiesça silencieusement puis, après quelques secondes, me proposa de
marcher un peu le long des berges. Sous l’effet cannabique, notre marche fût
nonchalante, emplie d’un monde en quête du confort de la décélération.
Nous
passâmes sous le Pont Neuf, allâmes jusqu’au bout des quais. Nous rejoignîmes
le Filochard, petit bar chaleureux, repère des béarnais de la ville rose, situé
au dernier angle de la rue de Metz, à proximité du pont.
Deux
demis, une table sur la terrasse, qui n’était que le trottoir lui-même, la vision partagée en silence du soleil au-delà
du pont, du fleuve, des immeubles impavides, en train de s’évanouir,
disparaître derrière eux.
Il
me sembla, tandis qu’il peignait le ciel d’arabesques rougeoyantes, que sa
fuite était prématurée. Je ressentis cruellement le besoin de sa présence. Son
spectacle n’était finalement que celui des hommes en espérance, qui avait connu
le bonheur, l’avait perdu, puis qui, magiquement, faisait de nouveau battre en eux
l’écho du tangible espoir de sa reconquête.
Jérôme
nous rejoignit vers 18h. Il avait la mine triste, le teint gris et pâle. Son
visage, fermé, raisonnablement larmoyant, ne portait pas la marque de
l’effondrement. Notre ami souffrait, mais il encaissait. Même affecté, il
savait pertinemment qu’aucun autre choix ne se présentait à lui, que de
continuer à tracer la route, si triste devenue. Il nous livra ses impressions,
relata les faits, pour conclure d’un
ton dégoutté, presque excédé :
-
Je
n’aurais jamais cru ça d’elle, qu’elle soit capable de me faire ça, de me faire
un truc pareil ! On croit connaître les gens, surtout ceux qui nous sont
proches, mais la vérité, c’est qu’on ne les connaît jamais vraiment. On ne
les connaît pas, putain !
Jérôme était épris de la colère grise des gens
défaits. Mike et moi ne pouvions que consentir doucement ; il suffisait à
chacun de regarder en sa propre histoire, y lire l’un de ces semblables
couplets. Dans les instants qui suivirent, ceux de la réplique, Mike lui parla
plus que moi.
Encore
profondément blessé, il me fallait plus de temps pour apprivoiser les mots dédiés
au malheur, sans risquer de me servir d’eux à seule fin de sortir à mon copain
quatre vérités déjà connues de lui ou, pire encore, de m’apitoyer inutilement
sur son sort. Mes mots viendraient, à l’heure adéquate.
Nous
prîmes très vite une importante décision, intuitivement conscients du
nécessaire besoin de ne pas nous laisser faire. Nous allions fêter dignement
l’événement dès le soir venu, en d’autres termes, nous démettre la gueule.
Force
et honneur, une autre fois.
Le
cadre était révélé. Nous étions invités pour l’apéritif et toute la descendance
chez un couple d’amis, Gilles et Guewen. Leur gentillesse n’avait peut-être
d’égal que l’attachante originalité dans laquelle la moitié féminine du duo
semblait en permanence évoluer. Cette carte en main, il ne nous manquait plus
qu’à définir la manière. De ce côté-là, peut-être le seul point que nous maîtrisions
encore, nous n’avions aucune inquiétude.
Tandis
que la nuit s’était abattue proprement sur la ville, les illusions qu’elles
faisaient insidieusement naître, nous laissâmes derrière nous le Filochard, ses
bruits réconfortants, les rires enlacés aux alcools, l’équation parfaitement
résolue d’une immuable alchimie.
A
peine échauffés, nous déambulions dans la rue de Metz, où nous atteindrions bientôt
le Monument aux Morts. La colère de Jérôme était transmise. Nous étions déjà,
collectivement, investis d’un courroux vif, difficile à contenir, qui
s’insinuait sous la peau, dans nos veines.
Il
nous donnait des allures un peu sauvages, l’envie de faire peur aux mamies, aux
filles que l’on croisait, haranguant leur conduite impardonnable d’un seul
regard péremptoire, foutant au passage quelques coups de pieds défouloirs dans
d’innocentes poubelles, attendant patiemment l’heure de leur dernier voyage.
Perdre
l’amour, c’est un peu comme perdre une guerre – la seule victoire consiste bien
à reconstruire quelque chose, quoi qu’il en coûte, après l’instauration d’un
chaos dont on est bien obligé de reconnaître le caractère transitoire.
Après
cette guerre-ci, le temps nécessaire pour en panser les plaies, en adviendrait
une autre. Puis une prochaine encore, jalons obligatoires des vies que nous
avions imparfaitement à bâtir, dans une exploration que nous désirions pourtant
aussi sincère que possible.
Nous
fîmes un bref arrêt chez Mike où il devait récupérer Sophie. Il dénicha en
prime une bouteille de rhum. Le trajet en voiture s’effectua, sans grande
effusion de mots.
Regardant
par la fenêtre arrière les eaux sombres de la Garonne, que nous dominions
depuis ce pont que nous traversions, je ne pus m’empêcher de penser à ma propre
déroute automnale, qui depuis lors laissait à ma vie un goût amer de cendres
noires. Des mots dans l’âme calcinée, pareille à l’onde muette, figée dans les contrebas
:
Je m’affranchirai de
toi, quoi qu’il arrive, pour que le jour à venir ne soit pas d’avance décoloré.
Ce n’est pas impossible ! Je serre les dents à chaque seconde, je
reconnais ma chance. Je suis encore capable de faire ça ! Ne rien laisser
remonter à la surface, ni se compromettre dans l’imaginaire. Faire le pitre,
c’est toujours plus facile que de dévoiler son cœur…
Je
tournai la tête vers Jérôme, assis à mes côtés, silencieux, écorché, tout comme
moi perdu dans la dangereuse rêverie de l’amour déconfit, de ses
« si », qui sûrement pourraient encore tout changer.
Il
me regarda. Je lui souris. Ses yeux brillaient de cette souffrance qui touche
parfois les êtres merveilleux, les emmenant là où le merveilleux n’a plus sa
place.
Nous
arrivâmes sur le parking de nos hôtes, où furent laissés la voiture, nos
masques endoloris. Claquant sa portière avec énergie, Mike, soupçonnant la
grisaille, nous lança un encouragement dont lui seul avait le secret :
-
Bon
les filles, il ne s’agit pas de faire semblant, là ! On a tout ce qu’il faut,
la weed, le rhum, les potes. On va être
heureux ce soir !
-
T’inquiète-pas,
lui répondis-je, on connaît parfaitement la marche à suivre.
J’échangeai
avec lui un regard entendu, tandis que l’on pénétrait tous les quatre dans
l’immeuble. Nous étions en retard. Gilles
et sa douce nous y attendait depuis longtemps.
Deux
heures plus tard, nous attaquions le rhum. Joints de shit, d’herbe, bières, apéritifs
à foison, avaient constitué notre mise en bouche commune. Dans une ambiance d’abord
feutrée, ragaillardie ensuite, avant de
s’éprendre d’une agitation relative, néanmoins incontestable.
Les
filles, plus calmes que nous autres, demeuraient à discourir dans le canapé à
deux places et demi, en leur patrie, de sujets qui, sur l’heure, ne nous
intéressaient que très mollement.
Nous
devenions peu à peu quatre mauvais garçons, de plus en plus remuants, réceptifs
les uns aux autres, bientôt tous prêts à appuyer sur la détente. Nous décidâmes, sous l’initiative de Gilles,
qui ne voulait sous aucun prétexte nous laisser filer sans lui, d’aller vaquer
à notre beuverie sur les proches berges de la Garonne. Enflammé, touché par sa
sincérité, je laissai fuser, enthousiaste :
-
Ok,
c’est parti ! Allons foutre le feu à tes putains de berges !
Mike
prépara en vitesse un planteur approximatif, brûlant, dans une bouteille en
plastique vide. On ne fit pas de manière, ne s’intéressant que de très loin aux
proportions qui composèrent la mixture. On testa le breuvage avant de sortir.
-
Putain,
ça arrache ! cria presque Gilles, avant que je ne le goûte moi-même,
constatant effectivement que le liquide irradiait la gorge, en préambule à ce
qu’il infligeait ensuite, immanquablement, à nos entrailles.
Nous
fûmes bientôt dehors, tous les quatre cernés par un froid relatif, notre envie
de changer le monde, aspergés déjà dans nos veines par plusieurs bonnes gorgées
de rhum orangé. Nous atteignîmes les berges en un instant, déterminés, pas
encore tout à fait chancelants, de gentils fantômes surgis de nulle part, dans les
appétits obscurs et célestes d’une destination n’existant vraisemblablement pas.
Tandis
que nous marchions, zèbres claudicants, nous profitions de la ballade,
échangeant sans cesse la bouteille de rhum, les joints que Mike avait
pré-roulés. Sur notre gauche trônaient des immeubles un peu sales, partiellement
éclairés de lumières blanches, stériles. Les eaux troubles de la Garonne
coulaient sur notre droite, dans un murmure lancinant, en bas d’un talus de
pierres d’une dizaine de mètres de hauteur.
Après
un quart d’heure d’une hasardeuse croisière, notre attention fut soudain
mobilisée par l’animation s’échappant d’une gentille soirée, se déroulant au
troisième étage de l’un des bâtiments que nous longions. Premier contact
imminent, spontané comme nos bouches un peu folles, Gilles prit énergiquement
la parole, avec une conviction qui me toucha presque :
-
Hou
hou ! Hey ho ! Alors, ça va ? Vous vous éclatez ?
Deux
ou trois personnes seulement daignèrent jeter un regard vers nous. Il ne se passa
rien d’autre. Peut-être l’une d’entre elles lui souriait discrètement en
retour. Mais je ne vis que leur silence hautain. Il mit en exergue cet
apitoiement relatif, mesquin, suggéré, qui m’apparut subitement insupportable,
tant il était facile d’en faire usage en de pareilles circonstances. Refrain
obligé d’un trublion désabusé, agressif, dont je m’attachai à épouser
étroitement le titre, j’hurlai brusquement à leurs faces :
-
Rien
à foutre de vos gueules ! Et moins encore de vos salopes !
Gilles
intervint aussitôt, me saisissant par les épaules, me tirant vers l’arrière,
tout en leur lâchant quelques mots d’excuse. Un comble ! Mike, tout
sourire, commenta à bon escient :
-
Voilà !
Voilà ce que ça lui fait, au garçon !
Pris
par le jeu, je surenchéris, escorté d’une volonté insatiable, celle d’accomplir
mon devoir jusqu’au bout :
-
Ouais,
je les emmerde ! Je les emmerde eux et leurs pouffiasses... Je vous emmerde ! !
La
sensation très nette de devenir un hors la loi, principalement vis à vis de moi-même,
naquit en moi, ce qui m’invita à parfaire la mascarade d’un dernier assaut, ne
réclamant ni réplique, ni lamentation :
-
Allez,
soyez cools, les mecs ! Laissez vos meufs nous rejoindre ! Elles
auront au moins une chance de passer un bon moment !
Un
bref instant suspendu dans un no man’s land de stupéfaction, Gilles pris cette
fois-ci un soin des plus autoritaires à me faire taire, agrémentant sa sentence
d’une ponctuation sincère, excédée :
-
Mais
t’es vraiment trop con, merde T’es vraiment trop con, putain !
On
percevait maintenant une agitation nouvelle, là-haut, dans les
appartements-cibles. Mes brillantes interventions avaient eu le mérite certain
d’en réveiller quelques-uns. Satisfaits,
pas encore totalement débiles, on s’éloigna donc, simplement accompagnés par
les rires contenus des sales gamins que nous étions.
La
route s’ouvrait à nous.
Les
proches rivages semblaient encore nous appartenir.
Nous
étions enchantés par l’épisode, exception faite de Gilles, qui, pour la peine,
les dommages subis, sembla m’en vouloir durant deux minutes.
Si
le chant de la révolte est arbitrairement celui des révoltés, je devais alors
appartenir à cette même race, mené enfin là où la nuit semblait devenue
brasier. Un embrasement sans aucune flamme, dans les seules chaleurs de l’ivresse,
non de la duperie.
Le
monde me semblait si désagrégé que je n’avais plus qu’à lui faire face, à la
manière d’un vaurien et, pourquoi pas, tant qu’à faire, à me mettre à rire à son propos. Quels que soient les noms
qu’on pouvait leur donner, tromperie universelle, grande supercherie, les
fâcheux items menaient trop souvent la danse. Ils crucifiaient les bons moments,
les louables intentions et, plus loin encore, plus certainement, plus
profondément en nous, permettaient que nos grands rêves puissent être brisés.
La
rage m’envahi pour de bon.
Je
pris mes amis par les épaules, commençai à gueuler quelques syllabes en rythme.
Sous mon invitation exhortée, nous nous mîmes à chanter un air d’une engeance
virulente, un air qui devint vite, à mesure qu’il gagnait progressivement en
force, en consistance, celui d’un seul et même soldat, cheminant vers la
défaite avec autant de foi qu’il l’aurait fait pour le triomphe.
Cela
ne rimait à rien, ne signifiait rien. Cela disait tout. A ce type, notre pote,
le cœur une nouvelle fois en miettes, cela murmurait tout ce qu’on n’avait pas
réussi à lui dire avec justesse, trois heures plus tôt :
-
On
est là, mec. On ne changera rien à ce qui t’arrive. Mais ce soir, on est là, avec
toi. Et ensemble, on va aller jusqu’au bout...
Si
peu intelligible qu’il fût, ce chant, long d’une bonne dizaine de minutes,
devint celui de notre victoire, unanimement partagée. Toutes nos tripes. Baignées
d’alcool, d’amitié, de désespoir, ou de révolte encore, elles disaient merde
aux gueules de cons que nous avions croisées, restées ahuries à notre vue,
notre écoute.
Nous
n’étions pas fréquentables et ils avaient raison de le penser. Il serait facile
de se moquer de nous, en racontant l’anecdote aux potes dès le lendemain matin,
au PMU le Temple, histoire de se marrer tous ensemble un bon coup, gueules
ouvertes.
Notre
misère de dérangés, elle ne se partageait pas. Pas avec ceux-là.
Elle
nous appartenait, à ceux de notre espèce, incarnant la seule revendication décente
que nous avions à émettre. Il fallait urgemment la catapulter hors de nos
frontières d’hommes titubants, si nous souhaitions exister autrement qu’en
parachevant l’œuvre d’une alléchante résignation.
Le
reste du monde, celui que nous n’acceptions pas encore, pourrait tout en dire, tout
en penser, de notre rage infertile, que pas un seul de ses mots valides ne
saurait seulement l’atteindre.
Tous
investis d’une fureur jubilatoire, nous décidâmes de descendre le talus de
pierres, pour nous rapprocher de la calme noirceur des eaux de la Garonne. Il
fallait emprunter un escalier étroit, à la pente raide, dangereuse, comme notre
maladresse commune, nos frissons d’ébriété, iraient sûrement se perdre par delà
l’air blanc et brumeux de la nuit toulousaine.
Tandis
que nous progressions difficilement, je revis fugacement, presque par
inadvertance, les traits de son visage. L’espace d’une seconde, parmi les rires
intermittents de mes amis qui, tout comme moi, se débattaient entre l’extase et
l’effroi, l’envie de pleurer me prit si étroitement la gorge que je me remis à hurler.
Gilles tressaillit, protesta :
-
Mais
t’es barge putain, tu m’as fait peur ! J’ai bien failli me vautrer !
Je
le regardai, lui souris sans répondre, la seule excuse à donner, tandis que le
visage revint en sa position initiale, très légèrement en retrait de
l’actualité, où il demeurait depuis des mois, dans l’invisible matière de mon
amour meurtri.
Les
pieds enfin au sol, parterre d’herbe un peu boueux, nous fîmes enfin une pause,
échangeant en riant les dernières gorgées de notre rhum arrangé. Disposés en
cercle, nous nous faisions face, tous les quatre.
Les
mots ne sortaient pas encore, malgré l’alcool, la brutale amitié. Ils sautaient
de regard en regard, sans ne jamais se perdre.
Jérôme souriait vraiment, comme nous devions admettre que la parenthèse
offerte valait assurément le coup d’être vécue.
Il
tourna la tête vers la gauche, suivant du regard le sens de l’écoulement des eaux
sombres du fleuve. Il le garda de si longues secondes porté vers un point connu
de lui seul, que ce point devint bientôt notre seule urgence.
Nos
rires s’estompèrent, pas les sourires. La nuit était certainement froide. Les grands
rêves, on les avait enfin mis de côté. Jérôme nous regarda, fit un signe de la
tête vers les avals. Il murmura enfin, doucement, d’une voix obscurément
hypnotique :
-
On
continue, les mecs ? C’est par là… C’est par là qu’il faut aller…
5 commentaires:
yep yep ça se lit comme du petit rhum
bravo
Un texte qui sent le vécu, la douleur, mais aussi une forte amitié.
Où en es-tu dix ans plus tard ?
Sujet d'un prochain écrit ?
Bonne journée Olivier.
Valérie
Comme du rhum Don Papa ? ;)
Merci pour vos lectures et vos retours
Bonne journée à toi aussi Valérie ;)
Mortel ce récit de cette soirée mémorable et que de souvenirs immortels...plus de 10 ans et tu nous le contes comme ci cela c'était passé hier soir!!!! Bravo my brother aussi bien pour la précisions des détails que pour les mots utilisés pour raconter cette aventure inoubliable...En le lisant j'ai pu visualiser chaque scène...encore merci et vivement la prochaine lecture...mika
Merci pour ta lecture mon pote. Et oui, c'était inoubliable...
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