Dimanche 4 mars 2018. Sur le Kourou.
Depuis si longtemps la poésie s’est
échappée de moi.
Ici, l’idée résiste. Un autre potentiel
s’exprime. Les mêmes mots reviendraient presque à chaque fois. Est-ce
l’expression d’une identité qui se réaffirme, se retrouve, pour convoler avec ses
propres éléments constitutifs ?
Ici, pas de mauvaise surprise. Jamais.
Pas de sentiment inopportun. S’impose avec douceur la sensation d’exister au
sein d’une histoire qui ne cessera qu’au dernier souffle.
C’est ainsi.
Depuis ces huit années écoulées, depuis
cette dernière fois à Kourou, où nous avions avec mon frère enterré notre père,
j’ai grandi, appris, vieilli, réussi, perdu, connu des échecs. Je suis devenu
orphelin. Au détour d’un chemin de traverse, périlleux, nécessaire, erroné,
j’ai même failli perdre la raison.
Les vérités s’instruisent de
l’expérimentation. Qu’importe la laideur, bien qu’il soit préférable de tutoyer
la beauté. Si souvent nous pensons à juste titre. Dans la seule confirmation de
notre insuffisance, d’un bien appris des seules forces qui, intrinsèquement, finissent
toujours par nous échapper.
Ici, il semble plus naturel d’écouter
la chanson silencieuse. Elle est un refrain dans mes veines, la pulsation fine
et apaisée d’un cœur qui bat encore. Ici, en cette douce et sauvage Amazonie, les
cent milles rayures de mon être inscrivent sur les marbres d’une époque
intemporelle, une sous-jacente idée qui vise juste.
Tu n’es pas la voiture que tu conduis.
Tu n’es pas la note de ta performance annuelle. Tu n’es pas celui qui de toi
dit seulement ce qu’il envisage.
S’il est certain que l’abîme appelle
l’abîme, de grandes choses naissent parfois de rien. Le renouvellement consiste
à se retrouver dans des gestes simples, faisant appel aux rythmes premiers de notre
corpus originel.
Autour de moi figurent de nouveaux
visages, parmi ceux que je connais depuis plus de trois décades. La forêt est
toujours là. Elle nous enveloppe lestement. Le fleuve coule sans bruit, juste à
côté de nous. Les grandes averses ont fouetté les obscurités de la nuit
guyanaise.
On entend en arrière-plan les lignes
de basse d’une musique rythmée. Elles grondent à travers les grands arbres, dans
un carbet invisible, situé non loin de nous. De nombreuses familles s’y sont
depuis hier rassemblées, dans l’incessant ballet d’une coque alu qui assurait avec
grand bruit le transport des convives. On pensait qu’ils allaient faire la fête
toute la nuit. On ne les a qu’à peine entendus.
Le réveil a quand même été un peu difficile.
L’un de notre tribu s’est chargé du boucan, dans un ronflement tout droit sorti
d’un film d’épouvante post-apocalyptique. Nombreux ce matin sont ceux aux yeux
rougis, d’avoir trop peu dormi. Jean-Charles a lancé plusieurs tournées de
café. Il nous fallait bien ça.
Peu après le petit-déjeuner, je me
suis mis à écrire. Donovan est venu griffonner quelques mots sur les pages de
ce carnet. Il a aimé que je lui prête le Nikon. Il a pris du plaisir à faire
des photos. J’aime bien ce gosse. Son père est mon ami depuis plus de
vingt-cinq ans.
Je regarde alentour. La lumière du
jour change. Elle s’épure des particules fines laissées en suspension par les
pluies diluviennes. Le soleil va gagner la partie. Sa victoire annoncera l’avènement
du petit été de mars.
Tout à l’heure, on ira en canoé se
promener sur le fleuve. On visitera les carbets abandonnés. Jean-Charles me
montrera jusqu’où les eaux sont montées lors de la dernière crue. Il n’y aura
pas d’autre urgence. Les calomnies du monde se seront dissipées.
J’aurai la peau trop blanche des métros,
et un peu de ce gras du bide des hommes d’affaires de la Défense. Je penserai à
mon fils et à ma chérie, qui seront du prochain voyage.
Je serai Ici, chez moi.