mardi 12 juin 2012

La baleine et le bateau blanc


Le père regardait l’enfant et l’enfant regardait son père. La journée était celle d’un printemps où tout avait déjà changé mais que le vent ne délaissait guère. Quelques voiliers avaient investi l’embouchure et narguaient les plagistes encore à demi-couverts d'étoffes dont ils auraient bien voulu se passer. On oublie parfois tellement vite que la météo n'est pas le Temps. 

L'enfant désirait aller tout au bout de la digue, là où s'érigeait le phare vers le bleu du ciel. Tenant la main de son père et la lâchant dans l’instant d’après, il ne s’éloignait jamais trop. Il marchait au devant de lui, au devant d’une vie dont l’esquisse se redessinait à chaque nouveau souffle, indéniablement tout comme son père. 

Arrivés au phare, le père et l’enfant s’assirent l’un à côté de l’autre, puis simplement contemplèrent la mer. Elle était brune et verte, un miroir pour le soleil et elle envahissait l'âme de ceux qui ne savent plus, dans l'aveuglement d'une Ligne qui semblait s'être effacée. 

Tout était calme sauf à l'intérieur et ils virent bientôt une ombre disloquée se mouvoir dans l’onde salée, jouant simulacres des rochers sombres et des faibles remous que s’amusaient à fabriquer les flots. Ce ne fut finalement qu’un plongeur et ils rirent ensemble d’avoir cru à une prodigieuse et si peu probable apparition : un dauphin, une grosse tortue, une baleine !!

L’enfant cessa alors de regarder vers la mer et se retourna gentiment vers son père. Ce dernier portait des lunettes de soleil qu'il quitta assurément, lorsqu’il se rendit compte que son fils cherchait son regard, la magie n'étant parfois qu'une question de trajectoire. Il prit le regard de l'enfant et l’emmena au fond de lui, une nourriture céleste pour ce qui de lui demeurait inattaquable.

Le fils portait une petite casquette bleue qui ne cessait jamais de glisser de son crâne envahi par les boucles blondes. Le fils avait les yeux du père et le père n’avait d’yeux que pour lui. Dans les alentours marins se reflétait leur filiation. Le petit garçon essaya bientôt de lui parler un peu : 

- Papa… dit-il d’abord, tout doucement.

- Oui mon fils, l’encouragea le père. 

Mais au lieu de répondre, l’enfant tourna légèrement la tête vers l’horizon et sans attendre une seconde de plus, il attrapa l’avant-bras de son père de ses petites mains potelées. Il ne reprit pas la parole tout de suite. Un grand voilier blanc les dépassait effectivement par la droite, quittant le fleuve pour naviguer l’instant d’après dans les eaux marines et il accaparait toute l’attention du jeune expert, qui commenta bientôt : 

- Ça, c’est un gros gros bateau !

- Oui, mon fils, répondit le père, c’est un grand voilier blanc, un très grand et très beau voilier blanc. Tu veux que je fasse une photo ? 

L’enfant répondit oui et le père fit la photo. Quand il eut fini, l’enfant qui riait se leva et alors debout face à son père, tandis que les mots n’avaient plus aucune importance, lui renvoya sa petite phrase : 

- Ça, c’est un gros gros bateau !

Lorsqu'ils reprirent un peu plus tard le chemin de la digue en sens inverse, le père et le fils se parlaient doucement. Le fils en eu bientôt marre de marcher et comme à chaque fois qu’il le demandait, ce qui arrivait somme toute assez souvent, le père bientôt céda et pris son fils dans les bras. 

Derrière eux, le vaste horizon ne tanguait pas et les douces machines des hommes qui flottaient sur la mer scintillante ne le fragmentaient que par distraction. Les bruits de l’eau étaient partout et le vent en rajoutait un peu, un allié de taille, si souvent inatteignable. 

Sur la rive du fleuve qu'ils parcouraient tous deux, un pêcheur se débattait dans les rochers avec une anguille nerveuse et en colère, qui lui avait aspiré l’hameçon de sa ligne et qui menaçait maintenant de la briser. Les deux enfants du pécheur s’en amusaient étonnamment et leur mère aussi. Mais le pécheur restait de bonne humeur, bien que sa position ne fusse pas très enviable. 

Il était alors tout juste midi passé et bientôt il faudrait déjeuner. L’enfant et le père regardèrent intensément la scène jusqu’à son inévitable dénouement, lorsque le pécheur découpa de son couteau la tête de l’anguille qui ne semblait pas vouloir cesser de vivre. Et tandis qu’elle se débattait encore, décapitée, dans l’urgence de sa vie brutalement interrompue, il ne semblait important ni au père et ni au fils de s’inquiéter de tout ce qui pourrait bien survenir par la suite, dans les heures prochaines d’un jour qui finirait lui aussi par décliner. 


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