J’ai revu
mon frère, l’autre jour. A peine deux
heures. Cela faisait neuf mois.
On a juste
eu le temps d’être heureux de se voir, de dîner, d’évoquer notre travail en
commun, les 52 semaines. Il m’a ensuite montré des boutons sur le Nikon que je
ne connaissais pas encore. On a parlé de nos vies aussi.
Tout change,
toujours. L’essentiel demeure, à la lisière de nos sentiments, de nos histoires
sans cesse réinventées.
Après cela, comme
d’habitude, j’ai repris la route. Cette fois-ci, vers l’audit Santé Sécurité et
Système de Management que je réalisais dans la région de Dijon, dès le
lendemain matin.
Je devais de
nouveau m’arrêter chez Pascal, sur le trajet retour, deux jours plus tard. Pour
passer la soirée ensemble. Avoir plus de temps. Je n’ai pas pu. Ethan a fait
une septicémie au deuxième jour de l’audit.
Sa maman m’a
téléphoné vers 10h du matin. En préambule, elle m’a dit de ne surtout pas
m’inquiéter, qu’elle l’emmenait à l’hôpital, suite au diagnostic du médecin
traitant : infection du sang.
Cela a
suffi.
J’ai
continué à jouer les auditeurs, à poser des questions précises, à écouter le
plus attentivement possible les réponses données. L’exercice ne m’a pas semblé
interminable. Il m’est apparu injustifié :
-
Qu’est-ce que
je fous là ?
J’ai fini vers
16h, à Nogent, en Haute-Marne, en parvenant, malgré tout cet état d’alerte qui
transperçait mon esprit et mon ventre, à rester concentré sur le sujet du jour.
Avant même
que je ne monte dans la voiture, je savais ce que j’allais faire. Ce n’était
pas mon week-end de garde, mais peu importait. J’ai appelé la maman d’Ethan. Je
lui ai dit que j’arrivais. J’étais triste, parce que je ne verrai pas mon
frère, comme prévu, mais je savais qu’il
comprendrait.
J’ai pris la
route. J’ai fait les 750 km comme un dingue, en fumant clope sur clope. Je me
suis arrêté une fois pour pisser, mettre de l’essence, acheté un truc à
bouffer, à boire. Puis j’ai roulé jusqu’à mon fils.
J’ai eu des
montées de larmes ; j’avais peur. Streptocoques, staphylocoques, ça peut
être méchant, ces saloperies ! Il était plus de 23h lorsque je suis
arrivé. Je m’étais seulement fait flasher une fois.
Tout le
monde dormait à la maison. Je suis allé embrasser la tête blonde. Ses cheveux étaient
un peu humides. Le voir, le toucher, le sentir, entendre sa respiration, a immédiatement retiré quatre-vingt-dix pour
cents de la peur qui avait saisi la majeure partie de mes organes, douze heures
plus tôt, et qui ne les avait pas quittés.
Le
lendemain, je l’ai gardé. Sa maman est allée travailler, son frère s’est rendu à
l’école. J’ai passé quelques coups de fils professionnels, les plus importants,
ceux dont je savais qu’ils n’attendraient pas le lundi.
J’étais
lessivé. Ethan aussi. Mais il n’avait déjà plus de température. Le traitement
antibiotique de cheval qu’on lui administrait depuis la veille semblait bien
opérer. On a passé le week-end tranquillement, tous les quatre. Le dimanche,
Ethan était plus frais que moi, déjà remis, comme si cette septicémie n’avait
même jamais existé.
Voilà, le
lundi matin, j’ai repris la route, encore. Il était très tôt. Le soleil perçait
à peine les brumes épaisses du Gers.
Tout avait
déjà recommencé…
C’est fou, le
nombre de questions que l’on peut se poser au cours d’une vie. D’abord, tout
gosse, sur le fonctionnement même du monde. Plus tard, sur cet étrange lieu, la
résidence adulte, où il va falloir se faire une place, exister. Enfin, quand on
y est, selon sa nature, sa vocation première, son rêve originel, ses plus
grandes conneries, de quelle manière on pourra bien, au fil de temps, établir
un lien plus intelligent avec lui.
Ce jour-là,
dans cette espèce de panique interne irascible, pourtant presque totalement
maîtrisée, la question la plus pertinente était bien celle-là : qu’est-ce
que je fous là, putain de merde, à 750 km de mon fils ?
Elle était
toute simple, cette question, amenant potentiellement une réponse des plus
objectives, du style :
-
Ben… Tu fais
ton job, mec !
Oui, aucun
doute là-dessus, je faisais mon job, le taf comme on dit. Mais cette question suggérait
déjà autre chose, dans sa seule formulation, le fait qu’elle soit venue. Et
elle dépassait effectivement le simple cadre du lien de cause-à-effet.
Car elle
voulait peut-être également signifier que le plus important n’est pas ce qui se
voit le plus, ce qui fait le plus de bruit, ce qui semble prédominer dans les
apparats du système, tel qu’il se présente à nous, tel que nous l’avons bâti,
dans notre interaction quotidienne avec lui.
Elle voulait
peut-être prévenir, ou juste rappeler, que rien n’est grave, malgré tout ce que
peut envisager l’entreprise pour nous, les chiffres, les stats, les objectifs,
tant que le grave n’est pas survenu pour de bon.
C’est
toujours cette histoire de matrice.
Les jours passent,
le système vous rattrape, tente de vous engloutir dans sa masse, une féodalité qu’il
ne masque même plus. Comme si l’intérêt suprême du monde nichait dans une
Scorecard, ou votre aimable participation.
La résonance
des êtres, ce qui les fait, c’est bien au fond d’eux qu’on la trouve. C’est là
qu’elle vit. C’est l’écho.
L’écho, ce
jour-là, c’était bien sûr l’amour, l’indéfectible amour que je porterai
toujours à mon fils, même s’il n’aime plus trop me parler au téléphone en ce
moment.
Il parait
que je fais de la philo avec mes textes (1). Ouais, peut-être ! Mais la
vérité, c’est que je n’ai plus aucun respect pour les paraboles, les enseignes
et les litanies d’une hyper-structure, qui ne sera jamais capable se poser une
question toute conne à son propos. Du style :
-
Tu branles
quoi pour le monde, connard, avec ta Scorecard ?
(1) Pourtant, j’étais nul en philo,
j’ai eu sept au bac ; l’enculé ! Chaque fois, j’avais l’impression de
faire un truc bien, personnel en tous cas, même si les sujets me faisaient
chier la plupart du temps. Bref, j’fais d’la philo…