lundi 12 septembre 2011

Mother Expedition

C’était il y a presque 10 ans. Je ne pensais certainement pas comme je pense aujourd’hui. J’avançais dans un chemin plus distinct, plus défini, car les règles à l’époque se réclamaient davantage des nombreux fantasmes dans lesquels baignait ma vision de la réalité et de la « vraie vie » – chacun connait le sens de cette expression.

Ce fin voile de porcelaine blanche, bien que déjà fissuré de toutes parts, suffisait à ce que je voie et imagine différemment, globalement déterminé par cette gauche gymnastique de débutant. Une acrobatie pourtant bien moins vile et asservie que l’ayant cours, si savamment acquise, si compétitive et à ce point légitime qu’elle ne saurait être remise en cause.

Drôle d’entrée que celle-ci, dans un nouveau siècle à peine maîtrisé. Pourtant l’alibi à vivre autre chose, ou autrement, n’existait pas. Seul le vécu jouait le rôle du géniteur, finalement capable de décider avant toute autre chose de quoi demain serait fait, la bonne décision.

Mon frère et moi avions rendez-vous. Nous étions des justiciers. Il fallait sauver notre mère. Nous nous rejoignîmes sur l’autoroute et filâmes à toute berzingue vers Limoges, cette ville grise qui ne m’avait pas aimé.

Là-bas, avait déjà bien prospéré la bête, la vilaine histoire, celle qui nous enlevait notre maman, au fil des jours et des semaines où nous n’étions pas là pour lutter et nous opposer. L’ennemi était un ogre et sa toute perverse machinerie. Arrêter la mauvaise course, si possible en écorchant l’animal à l’os. Tel était notre saint graal, notre solennelle mission.

Nous étions au cœur d’un mois d’avril dont je ne garde qu’un vague souvenir d’ambiance,  « météorologiquement décevant ». Je me souviens être parti immédiatement après le travail, habillé comme ce cadre que je n’ai jamais été, pas même au fond de moi. Je portais une chemise rose foncé, j’avais assez fière allure et je voulais que ma mère me voie ainsi, qu’elle sache exactement à qui elle avait à faire.

Lorsque nous arrivâmes au 100, rue Casimir Ranson, il faisait nuit depuis longtemps, le fond de l’air était légèrement froid, principalement humide, cette fragrance déjà ressemblait trop à cette Haute-Vienne que j’avais tant connue. Un siècle auparavant.

Triste vérité, mais cela faisait un sacré moment que je n’avais pas vu ma mère, peut-être deux ans, peut-être un peu moins Après de brèves retrouvailles tronquées, où la joie ne parvint guère à dissimuler le malaise de notre discordance, maman me fit très vite pleurer à l’intérieur de moi. Elle était un être que je ne connaissais plus, transfiguré, exsangue, déraciné d’elle-même.

Au cœur de l’action, celle d’une trop véhémente diatribe, et tant la révolte m’emportait, je me mis presque à lui hurler dessus ; comme si je m’adressais à ce mauvais élève, du fond de la classe, qu’on ne supporte pas. Honte à moi, mais je lui fis la grande leçon, à ma mère, en fumant une ou deux cigarettes, depuis ces deux années que je ne fumais plus.
L’air était irrespirable, nous tenions bon, mon frère et moi, ma mère surtout, elle qui encaissait les coups en silence, interminablement. Pascal, à mes côtés, comme il me semblait que nous avions toujours été l’un au coté de l’autre, était moins loquace que moi mais il appuyait chacune de mes affirmations péremptoires et me donnait un courage qui trop de fois aurait pu me fuir et me laisser vide, alors à mon tour sans défense.

« Maman, je veux te sauver ! Maman, nous voulons te prendre à lui, l’infecte… »   Mais Maman n’entendait pas ces mots parce que nous ne savions pas les dire, parce que la rage n’est pas qu’une simple question d’injustice, mais aussi l’inévitable expression d’une limite qu’on sait tapie au fond de soi.

L’autre, l’infecte, « le crapaud » comme le désignait mes sœurs, celui par qui tout ce mal était venu, s’était expressément réfugié dans la chambre du haut, au moment même où nous avions décoché notre première flèche. Drapeau et fierté en berne, il disparut et laissa seule ma mère à son supplice. Nous ne le reverrions pas avant le lendemain matin. Ce n’était pas plus mal, car il était plus aisé de n’avoir que ma mère en face de nous, à martyriser, plus facile de lui dire à quel point sa vie semblait lui échapper, à quel point nous étions, nous, ses enfants, efficients à savoir et à connaître la bonne poursuite, la nécessaire reprise en main. Le juste remède et la justice et le jugement, et ses enfants tels qu’elle ne les avait jamais vus auparavant, unanimement en train d’écraser la seule justice possible.

Cela dura près de deux heures. Je nous épuisai tous, mon frère et ma mère plus sûrement encore que moi, sombre tableau d’une famille à la mine déconfite. Notre partage n’était plus que cela, une déconfiture haletée. A bout de souffle donc, le ventre malaxé par les coups, elle me dit : « Stop Olivier, arrête toi, je n’en peux plus ! Ça suffit maintenant. Pour ce soir, ça suffit ! »
Je la crus sur le champ et me sentis d’un coup si phénoménalement éreinté, que je ne vis pas toute la visqueuse matière, cette pourriture échappée de moi, alors que Pascal doucement se levait et me disait « Allez, viens Olivier, on va dans la cuisine, on va fumer un joint. »

Les particules assassinées, on les laissa par terre, le vaste trou que nous venions de creuser dans chacune de nos viscères.

Après cela, avant d’aller nous coucher, dans une tentative devenue presque incongrue, je pris ma mère dans les bras afin d’y chercher la chaleur et l’affection.  Mais comme je l’avais sans aucun doute bien mérité, je ressentis alors une peur effroyable. La peur d’un vide immense en elle, inconnu de moi, la peur immense d’un vide ressenti à mon encontre, ignorant bien sûr que je venais moi-même de l’engendrer.

Tout ce que je connaissais de la substance même de sa fibre de mère, dans tout l’amour dont nous nous étions toujours nourri et abreuvé, cette source là qui semblait jusqu’alors inépuisable, était tarie. C’était inconcevable, mais c’était là : un être mort à l’intérieur, qui me regardait pourtant dans les yeux, et cette fois-ci, sans faillir. Cette femme incroyable que nous appelions jadis Maman : « Hey, Maman, tu fumes un pet ? Hey, m’man, tu nous fais tes pâtes ?! »

Toujours là. Notre mère avait toujours été là pour nous. Dans nos moments les plus heureux comme les plus compliqués ou les plus douloureux. Avec son extravagance, sa coquetterie, ses quelques niaiseries, et la grande blessure de cet Homme, notre père, qui avait fini par la quitter, mais surtout investie de son inébranlable amour pour nous, ses quatre enfants, son sang, sa chair, son âme, comme elle aimait à nous le répéter, à juste raison. Elle nous avait tout donné, nous étions tous partis. Et mon père, si loin, si définitivement loin, devenu depuis tant d’années si inaccessible, il fallut bien qu’un autre prenne la place. Celui-là était celui que nous nommions « le crapaud », celui qui l’emmenait ailleurs, en des rêves de grandeur qui lui sauvaient la vie, puisqu’ils lui faisaient supporter le jour, le jour d’après, la suite, comme durant toute la vie qu’elle avait bâtie, elle en avait imaginée une autre. Celle qui s’était exactement dérobée sous ses pieds, à l’orée de ses 60 ans.

Aussi, ce soir là, il ne semblait plus demeurer d’elle que ce que nous n’aimions pas. Ce qui ne changeait au demeurant rien à l’affaire. Car les défauts d’une mère ne sont rien en comparaison de son amour. Pascal et moi allâmes nous coucher dans notre ancienne chambre, où nous avions jadis tant partagé. Nous étions désespérés. Totalement abasourdis.

Ce fut un film qui se joua le lendemain matin. Au réveil, ils avaient disparu et nous partîmes immédiatement à leur recherche. L’évènement se produisit  environ une heure plus tard, Place des Carmes, et je me vois encore me poster en plein milieu de la route, arrêter le véhicule d’un Claude médusé derrière le volant et, une fois assis à ses côtés, dans une voix qui ne tremblait aucunement, lui dire : « Tu sais ce qu’il va se passer maintenant, hein  Claude ? »
Une mâchoire distendue et un sans voix unanime plus tard, naquit en nous le sentiment inaugural d’exercer le droit des justes, le droit des fils, le droit de ne pas trop regarder dans le rétroviseur si une autre manière n’avait pas été possible.

Mais pour l’heure, je ramenai Claude à la maison, tandis que Pascal raccompagnait ma mère avec l’autre voiture.  Arrivés rue Casimir Ranson, on les mit dans le bureau et on donna des ordres : « On veut voir tous les papiers ! » Claude avait les mains qui tremblaient et une force neuve nous irradiait mon frère et moi, et débordait parce qu’enfin, depuis tout ce temps, on reprenait un peu les rennes. Les documents étaient vieux, dataient de bien trop longtemps pour donner du crédit à ses dires. Il n’y avait rien là sous nos yeux qui ressemblait de près ou de loin à des engagements prochains avec les télés françaises. Où sont vos rêves, monsieur ?!

Cette première victoire obtenue, et après une trêve dominicale consentie par tous, nous trainâmes dès le lundi matin ma mère à la banque, et la banquière fut encore plus horrible que nous. Elle humilia ma mère parce que ma mère avait perdu pieds, et ses finances avec. Comment combattre efficacement ce qui nous est cher ? On passa ensuite des heures aux impôts, pour apprendre ce que nous savions déjà. Le crapaud mentait, il mentait encore, et ne savait rien d’autre.

Entre temps, ma mère avait même fini par reprendre un peu de sa lucidité, et sa fierté originelle avait refait surface : « Vous savez que je ne me laisserai pas faire, les enfants ? » Elle vint nous voir au soir du deuxième jour et fit tout ce qu’elle pu, en quelques mots, en quelques phrases, pour nous prouver qu’elle était encore elle-même, et que la couleur un peu folle que nous avions donnée à notre expédition n’était pas justifiée.

Cette digression dura presque 3 jours. Au final, nous avions administré de violents coups à la bête et à sa perverse demeure, et celle-ci avait fini par sérieusement vaciller. Mais tout cela ne servit à rien.  Nous échouâmes, parce que le succès n’était pas possible. Parce que, au lieu de tuer la bête, nous la laissâmes vivre. On lui dit : « Tu as cinq jours pour apporter des preuves. » Mais cinq jours plus tard, nous ne serions plus là, et nous n’aurions pas creusé dans les bois ce trou que nous voulions pour lui.


De retour à Toulouse, la bête, que nous ne réussirions donc pas à terrasser, avait déjà pris une autre place. Elle avait migré en moi, venue sourdement se loger au fond des viscères.
Je pris une cuite mémorable avec Mike, et les potes. Un exutoire à la rage et l’impuissance.  Le petit « bouge » était situé non loin du chemin de fer, lancinant et grisé de la fureur des machines. La pièce était petite, le resto était le bar, le bar son meilleur ami. L’heure était venue. Nous bûmes des rhums bien plus que nous mangeâmes.

Je revis ce visage mort qui était celui de ma mère et qui me tuait. Je revis aussi le visage de cet ogre que j’avais épargné et je me mis à hurler, parmi les gens tout autour de moi. Car à la seconde où j’avais accompli ce noble acte de lâcheté, j’avais fait naître au fond de moi un monstre plus hideux encore, plus épouvantable, en cela que les traits de son visage n’étaient que ceux dessinés par notre échec. Notre insupportable échec de fils impuissants, qui, fatalement, ne réussiraient pas à sauver leur mère malgré elle.

L’ogre était là et il resterait. Mon frère et moi étions déjà repartis. Il avait de nouveau carte blanche. Et moi de nouveau seul, seulement Oliv au milieu des autres, pris dans la tenaille, la rage comme toujours devint la seule reconnaissance possible. Et la beuverie, la seule parade imaginable. Je bus, je bus et je bus encore. Jusqu’à pouvoir enfin laisser sortir ce cri rauque et interminable, jusqu’à ce que la bête ne soit plus une approximation pour les autres et surtout pas pour moi, jusqu’à ce que la lumière vrillée du misérable bar ne laisse sur moi plus une seule once, ni de lumière, ni d’obscurité. Egalé dans les deux sens, ombre et lumière pour une seule et même condition : être totalement désarmé.

Alors la femme, la très grosse femme dont je ne me rappelle rien, si ce n’est ses mains qui serraient mon visage, qui m’emmenaient sans cesse entre ses seins énormes, le gouffre de son décolleté sans fin, sa peau chaude et humide, l’odeur de l’alcool dans sa peau et ses veines et les miennes mêlées à la fureur, et son cri de femme pour contrer les cris de mon âme : « Laisse-toi faire, disait-elle, laisse-toi faire, en appuyant encore plus fort sur mes tempes. Je vais te sauver mon garçon, on va te le faire sortir le diable, on va le faire sortir de ta tête, le diable ! » Et c’était bien tout ce qui comptait alors…


2 commentaires:

Duke a dit…

Un week aussi terrible qu'étrange..... Un putain de mauvais souvenir en fait !
Bizooos Bro.

BercéeDi-Puglia Isabelle a dit…

.....no comment...mais merci pour cette lecture Olivier.

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