lundi 19 septembre 2011

Sans ne trop laisser paraître


« Il n’y aura pas de victoire ce soir, ni de capitulation ! »

L’homme avait le visage blême et buriné, le nez aquilin sale bizarrement cassé en son exact centre, et sa bouche, dont la lèvre supérieure était bien plus étirée que l’inférieure, lui conférait un vague air de bouffonnerie, dont il savait ne jamais pouvoir se défaire complètement, même en des circonstances aussi désespérées que celle du jour, jour d’une parfaite impasse, où il n’y aurait sans doute rien d’autre à faire que mourir.

Les survivants, une maigre troupe abasourdie, plongée dans un inexorable silence, le regardaient distraitement, leurs mines patibulaires et résignées, de postures finalement adéquates. De la section initiale, composée à son origine de garçons au tempérament irréprochablement guerrier, à la réputation solide de combattants hors pairs, ne demeurait plus qu’une poignée d’hommes décontenancés et entièrement désabusés, soumis au poids d’une déroute collective totale. L’unique officier encore en vie s’apprêtait à reprendre la parole. Personne n’enviait sa place. Celui-ci pensait : « C’est à l’école militaire qu’on nous apprend à croire qu’il peut être glorieux de mourir en livrant bataille, au service de son pays, d’une patrie qui accepte si savamment le sacrifice de tout un tas de gens. Depuis un banc, face à l’instructeur et son tableau, ou devant l’oratoire, avec un beau micro et les honneurs de plusieurs drapeaux flottant au vent, il est aisé de penser cela. Mais ici ? Ici perdus au milieu de nul part, sans qu’il n’y ait plus personne pour assister au spectacle, sans les clameurs et le doux réconfort de visages emplis de reconnaissance et de compassion, ici alors, quelle gloire récolterons-nous ? Où seront inscrits nos noms si ce n’est dans la pierre d’un impossible oubli ? Qui rendra compte, au bout du compte, de ces si longs mois  de campagnes, de ces si nombreuses batailles victorieuses aujourd’hui devenues vaines, puisque nous n’y survivrons manifestement pas ? Avoir peur ne sert plus à rien et l’espoir ne nous est d’aucun secours. Ils savent comme moi ce qui les attend et il n’en demeure plus même un seul pour broncher. Nous avons choisi nos vies, pas cette vulgaire mort à venir... »

Cependant, lorsqu’il s’adressa aux soldats, d’une voix aussi courageusement convaincue que possible, insuffisamment toutefois pour qu’aucun d’eux ne soit dupe, il déclama : « Nous ne mourons pas en vain aujourd’hui ! Aujourd’hui a été décidé et fait partie d’un tout. Nous ne sommes pas là par hasard. Nous avons œuvré pour une cause et nous avons bien œuvré ! Nous avons donné le meilleur de nous-mêmes, croyez-moi sur parole ! On s’en souviendra ! On se souviendra de nous en des termes élogieux qui sauront dire la vérité de notre force, de notre courage, de notre fureur au combat, de notre talent aux terribles jeux du massacre… » Il marqua une pause et finit par ajouter, presque malgré lui : « On se souviendra aussi de notre invincibilité... »

Après avoir lâché cela, il dû reprendre son souffle, à l’intérieur de lui, afin d’être capable de poursuivre : « Vous êtes ce qu’il y a de mieux dans cette armée, sachez-le. Pensez fort à tout ça à l’heure du dernier assaut et rappelez-vous que vos familles, vos épouses et vos mères connaissent de nous tout ce qui est bon et valable. Et c’est ça qui demeurera, c’est bien de cela dont elles se rappelleront. Vous continuerez d’exister en elles, fièrement, chaudement, et leur mémoire et leur cœur jamais ne sauront vous taire, ni vous oublier. Nous avons mené nos vies de soldats avec orgueil, en nous conduisant en hommes d’honneur. Aujourd’hui, tous ensemble, – à cet instant, il les considéra l’un après l’autre et tenta vainement d’intercepter un seul de leur regard – tous ensembles, nous arrivons au bout de notre histoire commune. Vous le savez n’est ce pas, Messieurs ?! »

Il refit le tour des hommes, quelques-uns avaient fini par lever les yeux vers lui. Il reprit alors, presque encouragé, et livra cette fois-ci la dernière salve : « Messieurs, vous le savez, n’est-ce pas, que ce n’est pas une pitrerie ?! Vous le savez, n’est-ce pas, que c’est à nous de conclure ? Vous le savez, n’est-ce pas, que c’est le dernier travail qu’il nous reste à accomplir ? Alors voilà, Messieurs, nous y sommes ! Nous y sommes presque… Et je voudrai que vous y pensiez tous, que vous en parliez même entre vous, avant tout à l’heure. Que vous parliez ensemble de tout ça, et de la manière dont tout ça doit finir. C’est ce qui reste à écrire de notre histoire, vous le savez maintenant. Alors, je vous en prie : soyez inspirés, Messieurs. Soyez inspirés… »

Il se tût. Il en avait assez dit, trop sans doute. Il ne savait pas. Il ne savait plus. Ce n’était de toute façon pas décisif. Il se retourna et regarda au loin à travers la fenêtre brisée de la fermette en ruine, au loin par delà la campagne grise et morne, vide, pour de nouveau entrapercevoir au fond de sa mémoire les épisodes heureux de son aventure, sa vie et ce qu’elle lui avait offert de savoureux et de bon, ses champs et leurs hauts blés, les monticules de terre noire qu’il avait retournés, son père qui, en un jour béni, après des années de discorde et d’incompréhension, lui avait enfin dit qu’il l’aimait, les frêles et douces épaules de sa femme et son rire un peu idiot qui lui avait toujours tellement plu, enfin sa fille du haut de son cinquième anniversaire qui approchait et qu’il ne verrait pas, le miracle incalculable de son regard lancé à la face d’un monde dont elle avait encore tout à apprendre mais qui, porté sur lui, offrait le reflet magique d’une inaltérable liaison, comme si l’exacte compréhension de tout ce qu’il y avait finalement à savoir était logé au fond de lui. Il tenta de figer toutes ces images mais le coup brutal d’un canon, injonction impardonnable, l’arracha de rêveries qui n’étaient que le cœur de son être. Il lui sembla alors que l’enfer venait de se réveiller.

Mais la quiétude se réinstalla aussitôt, sans que le charme qui l’avait investi quelques instants auparavant ne puisse de nouveau s’emparer de lui. Il regarda une brève seconde les hommes qui allaient tantôt mourir avec lui. Puis il détourna une fois encore la tête, dans un lent mouvement hypnotisé. La campagne était toujours la même. Dans un mois, le printemps sauverait du décharnement les quelques arbres qui auraient la chance, peut-être, d’être épargnés par les tirs de mortiers ou les bombardements.

L’officier eut envie d’une cigarette mais il savait que personne ici n’en avait plus guère. Il continua de garder le silence et de tourner le dos aux soldats assis par terre. Il toucha timidement son nez puis se mit machinalement à frotter la cicatrice, jusqu’à ce qu’une douleur apparaisse et devienne suffisamment vive pour arracher à ses yeux une ou deux larmes excessivement salées, dont il pensa furtivement qu’elles étaient le dernier vestige de sa raison d’être.


4 commentaires:

Duke a dit…

J'aime beaucoup ton texte Bro, vraiment bien écrit !

Olivier a dit…

Merci Bro, ça fait plaisir !
lov u

BercéeDi-Puglia Isabelle a dit…

J'aimerais plus de temps ,et tout tout lire et revenir et encore lire.... parce que c' est simplement un cadeau tout ces mots, que d'emotions.....je suis très touchée, bravo mon frère adoré !

Olivier Brugerie a dit…

merci ma soeur adorée, lov u

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